À l’heure où nous nous apprêtons à célébrer le centenaire de la naissance de Gilles Deleuze et les trente ans de sa mort, son œuvre paraît s’être imposée comme une autorité intellectuelle, avec tout ce qu’une telle place peut comporter : exaltation et rejet. Mais le mot d’autorité semble douteux, appliqué à celui qui a fait de l’immanence un point de vue et un mode de vie. L’élaboration d’une telle philosophie est redevable à l’auteur dont Deleuze disait qu’il était « dans [s]on cœur » : Spinoza. Son cours sur Spinoza constitue donc une pièce particulière de son œuvre – parole vivante d’un philosophe amoureux.
Il convient d’abord de souligner le superbe travail d’édition accompli par le philosophe David Lapoujade dans la continuité du Cours sur la peinture paru l’année dernière, et qui en réalité forme chronologiquement la suite du cours de Deleuze sur Spinoza donné à l’université de Vincennes-Saint-Denis pour l’année 1980-1981. On ne s’étonnera donc pas de trouver, au long de ce cours aussi, des réflexions sur la peinture et les rapports profonds qui lient peinture et philosophie au sein d’une époque comme le XVIIe siècle européen. Les cours de Deleuze enregistrés en audio et disponibles en ligne donnent lieu dans cette édition à une transcription révisée et facilitant la lecture. Certains passages inaudibles ou sans conséquence sont supprimés ou résumés, ce qui permet de garder voire d’accentuer la vitalité fameuse de l’exposition deleuzienne.
Il en ressort un texte limpide dont le rythme haletant restitue à merveille la composition pour ainsi dire dramatique du cours. Si bien qu’on observe nettement ici ce que Deleuze demande à un livre de philosophie dans l’avant-propos de Différence et répétition (1968) : « un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction ». En effet, le ton est bien celui d’une enquête, avec surprises et rebondissements, dont l’objet serait le sens de la pensée spinozienne : « on reste songeur. On a beau là être tout prêts à être spinozistes, on se dit : qu’est-ce qu’il raconte ? Est-ce une réponse à Blyenbergh ? On dit : il faut bien tirer quelque chose de ce texte, il y a urgence, mais que peut-on tirer d’un texte à la fois bizarre et vague ? ». D’où une lecture qui s’apparente à celle des meilleures narrations : on s’arrête parfois difficilement.
Mais ceux qui souhaiteront faire de ce texte un outil de travail ne seront pas en reste. Un très utile travail d’indexation, non seulement des noms cités en fin de volume, mais aussi des ouvrages de Deleuze auxquels le texte correspond, dans des notes de bas de page, permet de se repérer dans le champ des études deleuziennes. Le corps du texte n’en est pourtant pas empesé car les notes restent ponctuelles et concises dans leur précision.
Ce cours a ceci de particulier qu’il est l’expression d’un professeur de philosophie parvenu à maturité, délivrant un enseignement sur son auteur favori – pour ne pas dire fétiche. On assiste alors à un sommet d’art pédagogique : Deleuze, virtuose dans ses explications d’une œuvre réputée difficile, d’une sérénité semble-t-il imperturbable face à toutes les objections des étudiants, nous emporte dans son inquiétude doucement ménagée pour la tension dramatique. Au point qu’à certains égards on peut se dire qu’un tel cours est parfait pour servir d’introduction à Spinoza. Le professeur s’efforce d’avancer pas à pas avec une grande minutie : « Bon, repos. Si vous n’avez pas compris ça, je recommence. C’est essentiel. Il faudrait que vous saisissiez que ça fait quand même un drôle de monde ». En explicitant constamment ce qu’il est en train de faire, en « nous conduisant comme par la main » (pour paraphraser Spinoza lui-même), il donne un formidable exemple de bonne pédagogie, qu’on peut reconnaître à ce signe qui ne trompe pas : il donne confiance dans la lecture.
Une confiance d’autant plus forte qu’elle est relayée par l’enthousiasme d’avoir des conseils de prudence pour la vie. Ainsi en va-t-il, par exemple, des passages grandioses sur le mal et la maladie, qui croisent l’analyse de Spinoza avec l’œuvre de Rousseau pour leur trouver des résonances profondes : « Nous ne cessons pas de nous mettre, à la lettre, dans des situations impossibles. S’empoisonner la vie, c’est cet art que nous avons de nous mettre nous-mêmes dans des situations impossibles, des situations qui vont faire qu’on tombe malade. Et on y va en courant. Malade, on ne cesse pas de le devenir. On se rend malade. […] Que faudrait-il faire ? Qu’est-ce que l’éthique nous conseillerait ? Avant même de faire de la morale, agir sur les situations. Tiens, voilà que l’éthique deviendrait un art d’agir préventivement sur la situation. Surtout, n’attendez pas d’être dans votre situation impossible, commencez par ne pas vous y mettre. Ça a l’air d’être une prudence, mais plus ce sera plat, plus peut-être ce sera gonflé de quelque chose de philosophique. On va voir où ça nous mène. » Et, soyez-en sûrs, cela nous mène bien quelque part.
Rendre Spinoza concret, montrer que la philosophie de Spinoza est des plus concrètes et utiles pour la vie, ce serait l’un des leitmotive de ce cours. Pour ce faire, Deleuze déploie toute sa maîtrise ; comme dans sa « théorie spinoziste du bonjour », où il montre en même temps toute la poésie qu’il y a dans la pensée du Hollandais. Enthousiasmant, Deleuze est aussi passionnant dans les commentaires qu’il adjoint à ses propres analyses. Ses remarques, observations, digressions à propos notamment de ce que c’est que faire de la philosophie, ou lire un texte philosophique, sont également précieuses. L’activité philosophique comme création de concepts, thèse deleuzienne des plus célèbres, trouve ici à s’exemplifier magistralement : par exemple avec le concept de limite : « La limite est un concept philosophique clé. Toujours dans mon effort que notre travail vous serve un peu à voir ce qui intervient comme création en philosophie, je le prends à nouveau comme lieu d’une création de concept. Par exemple, se fait une véritable mutation du point de vue de la pensée dans la manière de penser un concept. Limite, qu’est-ce que c’était ? », et le professeur de rendre compte de la distinction entre les conceptions platonicienne et stoïcienne de la limite.
Ou encore, quand on sait que l’œuvre de Spinoza n’est pas d’un abord aisé, que faire face à une difficulté de lecture ? « Tout le texte semble dire : oui, complétez de vous-même. Peut-être nous donne-t-il tous les éléments de réponse. Alors on n’a pas le choix. Ou bien on renonce à être spinoziste – ce n’est pas mal non plus –, ou bien il faut bien compléter de soi-même. Comment pourrait-on compléter de nous-mêmes ? Comme je le disais au début de l’année, on complète de soi-même, d’une part avec son cœur, d’autre part avec ce qu’on sait. […] Après tout, les exemples en philosophie, c’est un peu aussi comme des clins d’œil. Vous me direz : que faire si on ne comprend pas le clin d’œil ? Pas grave du tout. On passe à côté de mille choses. On fait avec ce qu’on a, avec ce qu’on sait. Mais après tout, j’essaie de compléter avec mon cœur avant de compléter avec du savoir. Faisons appel à notre cœur. »
Ce cours est en somme un excellent matériau d’étude pour appréhender le travail philosophique se faisant. Ce philosopher s’observe à un double niveau : au niveau historique des philosophes étudiés, de leurs problèmes et de leurs solutions et créations, par exemple concernant les conceptions du fini, de l’infini et de l’indéfini, où Deleuze montre que l’idée d’infini actuel est un des secrets de la pensée du XVIIe siècle ; mais aussi au niveau où Deleuze lui-même investit ces philosophies pour manifester sa propre manière de philosopher, lorsque par exemple il relit la théorie spinozienne des rapports dans la perspective du calcul différentiel, ou lorsqu’il relit sa théorie des signes dans la perspective de la sémiologie moderne. Il donne à voir, et pour ainsi dire à vivre ou à éprouver, ce que c’est, en effet, que philosopher.
Comme le rappelle Pedro Cordoba dans son article « Deleuze, Spinoza, Einstein : une ribambelle de légendes », paru dans le dernier numéro de Critique, Spinoza est un objet d’analyse constant dans l’œuvre deleuzienne, depuis sa thèse complémentaire, Spinoza et le problème de l’expression, jusqu’à l’article final de Critique et clinique intitulé « Spinoza et les trois « Éthiques » », en passant par son Spinoza. Philosophie pratique – paru la même année que son cours, lequel a pu en constituer le matériau préparatoire – et les multiples analyses qui lui sont consacrées dans d’autres ouvrages comme Différence et répétition ou Mille plateaux. Alors on peut se demander : qu’est-ce qu’il lui trouve, à Spinoza ? Pourquoi ce besoin d’y revenir régulièrement, comme à la source même du philosophique ? Cette formule n’est en rien exagérée, car, de l’aveu même de Deleuze, tantôt Spinoza est « le Christ des philosophes, et les plus grands philosophes ne sont guère que des apôtres, qui s’éloignent ou se rapprochent de ce mystère. Spinoza, le devenir-philosophe infini » (dans Qu’est-ce que la philosophie ?), tantôt « le spinozisme est le devenir-enfant du philosophe » (dans Mille plateaux). Alors pourquoi une telle vénération ? Et d’abord, qu’est-ce qui l’intéresse tant dans l’Éthique pour lui consacrer encore un cours ? Au cœur de ce cours, la trame problématique de fond consiste à tenter de comprendre la nécessité du lien entre éthique et ontologie. Ainsi, « le thème implicite de toutes ces séances, à savoir : quel rapport finalement entre une ontologie et une éthique, une fois dit que ce rapport intéresse la philosophie pour elle-même, mais le fait est que ce rapport n’a été fondé et développé que par Spinoza ? ».
À la rencontre de ces deux domaines, constituant le pivot de leur articulation, un point de vue affirmé par Deleuze comme son cri proprement philosophique : l’immanence. Ce point de vue, Deleuze y tient comme ce qui semble lui importer le plus. Il signifie d’abord le refus d’instaurer une quelconque transcendance dominante dans le rapport de la pensée à l’être, ainsi que le faisait toute une tradition d’origine platonicienne et théologique judéo-chrétienne. L’affirmation de l’immanence pure va ainsi de pair avec la thèse de l’univocité de l’Être : l’être se dit en un seul et même sens de tout ce qui est, de tous les « étants ». Ce qui revient à soutenir que l’être ne se dit pas en plusieurs sens, contrairement à l’affirmation canonique d’Aristote. On ne posera pas un principe supérieur à tous les êtres, un Être suprême ontologiquement distinct des autres êtres, qu’on l’appelle Dieu, le Bien ou l’Un. Dieu est pour Spinoza la nature même, en tant que chaque être en constitue une partie. Le Bien comme le Mal ne sont en fait que des illusions. L’Un ne se dit que du multiple.
Mais pourquoi est-ce si important ? Pourquoi n’est-ce pas seulement une querelle obscure de métaphysiciens et de théologiens ? D’abord parce que l’instauration d’une transcendance est toujours le fondement d’une hiérarchie, et la hiérarchie ontologique se prolonge comme naturellement en une hiérarchisation politique – ainsi, par exemple, le pouvoir temporel comme ministère du pouvoir spirituel. Le rejet de la transcendance est pour Deleuze le refus de la hiérarchie et l’affirmation corrélative d’une anarchie fondamentale.
Mais, loin de conduire à une forme de nihilisme simpliste ou de promotion du chaos, c’est ici que l’ontologie se fait directement éthique. Aussi l’éthique se dresse-t-elle en opposition à la morale en vue de se constituer en art de vivre. À la morale qui repose sur un système du jugement, l’éthique oppose et développe une pratique de l’évaluation. La différence est cruciale. Ce sont deux modes de vie radicalement distincts : plutôt que la condamnation du mal au nom d’un idéal du bien, préférer la sélection des situations en fonction des critères du bon et du mauvais. Du point de vue éthique, le bon et le mauvais peuvent se comprendre comme des expressions de la santé et de la maladie. D’où une typologie spinoziste des maladies dans laquelle se lance le professeur en croisant Spinoza avec la biologie moléculaire contemporaine.
C’est toute une analyse des corps en termes de rapports de mouvements et de repos entre « parties extensives » qui est développée comme corrélat de la dimension affective. Le physique rejoint l’affectif lorsque la composition et la décomposition des rapports constitutifs de notre individualité se manifestent comme joie et tristesse. La composition de mon corps avec d’autres me grandit et augmente ma puissance d’agir, tandis que la décomposition me détruit et diminue d’autant ma puissance. Ce qui nous est proposé à travers cette démarche éthique de sélection, c’est une manière de vivre basée sur l’affirmation de la joie et l’évitement de la tristesse, autant qu’il est possible, une fois admis que bien des tristesses demeurent inévitables. L’immanence est donc indissociable de l’affirmation d’un point de vue de la puissance en tant qu’il s’oppose à celui du pouvoir. Une vie sans jugement à la recherche des compositions joyeuses est une vie qui par là même résiste à la domination, notamment lorsque celle-ci constitue une culture de la tristesse – un très beau passage est consacré à l’analyse du point commun entre les figures du prêtre, du tyran et de l’esclave, selon des thèses qui font voir toute la proximité de Spinoza avec Nietzsche.
Alors qu’est-ce qu’il lui trouve ? Au risque de paraître lénifiant, on dira finalement que toutes les raisons du monde ne sauraient prévaloir face à ce fait, que c’est la sensibilité de Deleuze qui vibre d’une manière inexplicablement profonde au contact de Spinoza. Et ce n’est pas ici velléité inconsistante de finir en beauté pour retomber en platitude. Deleuze montre en quoi notre façon de voir le monde, qui induit les comportements que nous y aurons ou la puissance qu’on sera, repose en définitive sur notre sensibilité. Ainsi, la différence entre se vivre comme une substance ou un sujet, et se vivre comme une manière d’être et un ensemble multiple de relations. Sa théorie de la sensibilité philosophique est un grand moment du cours :
« quel rapport y a-t-il entre la sensibilité tout court et la sensibilité philosophique ? Être spinoziste, ça ne veut pas dire du tout savoir la doctrine de Spinoza. Ça veut dire avoir eu ce sentiment, avoir vibré à certains textes de Spinoza, en disant : ah oui, on ne peut rien dire d’autre. La philosophie fait partie de la littérature et de l’art en général, ça donne exactement les mêmes émotions. Oubliez les mots compliqués. Si vous vous vivez comme substance, comme être, c’est une certaine manière de vivre. […] Faire de la philosophie, ça voudra dire faire de la philosophie selon votre goût. Si vous vous vivez comme un être, dès lors ça revient à dire : qu’est-ce que l’Être ? au sens de : je suis un être. Il faut vous renseigner là-dessus. Il faut lire des gens qui ont parlé de cela. Si vous avez la moindre émotion devant Spinoza, j’ai l’impression que c’est en fonction de ceci : dans votre sensibilité, il y a quelque chose en vous qui vous fait vous dire, même si vous n’y réfléchissez pas : non, je ne me vis pas comme un être. »
Ce point, qui peut légitimement susciter le rejet de la part d’autres philosophes se réclamant d’approches davantage rattachées à l’exigence de vérité, se trouve ici tout à fait justifié, si c’était nécessaire. En particulier, les considérations longuement développées sur la notion d’infini montrent pourquoi il ne peut pas être question de vérité au niveau le plus fondamental : décider si l’infini est actuel ou s’il est virtuel et seulement indéfini, c’est affaire de choix métaphysiques qui ne peuvent faire l’objet d’une procédure de validation par l’analyse, puisque précisément toute analyse présuppose cette décision sur les concepts à partir desquels on la mènera. Cette décision échappant par ailleurs à une libre délibération, elle renvoie à des préférences qui font du goût la critériologie ultime. Les critères sont des manières de voir qui marquent notamment une époque : le XVIIe siècle et la conception de l’infini actuel, selon un équilibre inédit dans l’histoire entre science, logique et métaphysique ; puis le XVIIIe et la rupture de l’équilibre, avec Kant et la valeur du temps dans la conception d’un infini accessible seulement virtuellement et par construction.
Ce renvoi à la sensibilité est encore une manière d’asseoir l’affirmation d’un point de vue de l’immanence, en tant qu’il ne se laisse réduire ni à un subjectivisme – qui laisserait échapper l’objectivité – ni à un pur relativisme – qui contesterait l’accès à un absolu. L’immanence implique une évaluation de l’expérience dont les critères sont parfaitement rigoureux, d’une rigueur qui opère le maillage le plus serré qui soit entre la sensibilité et la pensée.
Dans ce cours, on voit comment Deleuze est pleinement spinoziste, jusque dans sa manière de philosopher. Car sa théorie de la sensibilité philosophique se comprend elle-même d’un point de vue spinoziste. « Il y a une sensibilité philosophique. C’est une affaire de molécules, là aussi. » Alors il sera difficile de démêler ce qui chez Deleuze sera de Spinoza, tant ce dernier est l’occasion pour le premier d’un véritable devenir. « Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir est le processus du désir » (Mille plateaux). Il y a un devenir commun Deleuze-Spinoza qui emporte l’un et l’autre, c’est l’exemple même d’un devenir philosophique.
Adrien Zerrad est agrégé de philosophie et doctorant de l’université Paris 8. Sa thèse porte sur les philosophies de Gilbert Simondon, Gilles Deleuze et Bernard Stiegler.