H. P. Lovecraft (1890-1937) avait quelques obstacles à surmonter avant d’être accueilli dans la Pléiade. Il avait cependant, en tant qu’auteur américain, déjà franchi le plus décisif avec la publication de certains de ses Tales en 2005 dans la Library of America (l’équivalent de la Pléiade aux États-Unis), accédant ainsi à la respectabilité littéraire. Il ne lui restait qu’à patienter deux décennies avant de se couler entre les couvertures pleine peau (de mouton) de Gallimard.
Mais les choses n’étaient pas gagnées d’avance. De son vivant, Lovecraft avait écrit dans des « pulp magazines » et publié seulement deux recueils de nouvelles, acquérant une petite réputation auprès de quelques amateurs d’étrange et d’horrible, lesquels se firent plus nombreux au fil des parutions post mortem. De quoi agacer un grand critique littéraire, Edmund Wilson, qui se sentit le désir de lui régler son compte. L’article qu’il publia en 1945 dans le New Yorker, « Histoires extraordinaires et extraordinairement ridicules » (ma traduction pour « Tales of the Marvelous and the Ridiculous »), disait, féroce, qu’il n’y avait dans les nouvelles de Lovecraft qu’une seule horreur, celle de son style : « Une des pires fautes de Lovecraft est son effort incessant d’attiser l’intérêt du lecteur en saupoudrant ses histoires d’adjectifs comme « affreux », « terrible », « effrayant », « épouvantable », « étrange », « interdit », « maudit », « damné », « blasphématoire », « démoniaque » et « infernal » ».
Curieusement, disons-le en passant, Wilson oubliait, dans sa liste d’adjectifs, le très bizarre « eldritch », connu de tous les lecteurs de Lovecraft et inconnu de toutes les consciences linguistiques anglo-saxonnes. « Une des règles cardinales », poursuivait Wilson, « lorsqu’on souhaite écrire une bonne histoire d’horreur est de ne jamais utiliser aucun de ces termes – en particulier si, pour finir, on décrit un poulpe invisible qui siffle ».
In cauda venenum, car, avec son « poulpe invisible qui siffle » (créature qui apparaît à la fin de « L’appel de Cthulhu » de 1928), Wilson ajoutait donc que, si le style des œuvres de Lovecraft était affreux, leur contenu était dérisoire. Mais le goût de l’horrible a ses raisons qui ignorent la raison littéraire, et des défenseurs montèrent au créneau. Certes, Lovecraft pouvait parfois écrire de manière exécrable, mais sa vision du monde était, elle, d’un pessimisme puissant. L’auteur avait d’ailleurs prévenu, et indiqué les directions qu’il souhaitait donner à son œuvre : « Je suis si terriblement fatigué du genre humain et du monde, que rien ne m’intéresse s’il ne contient un ou deux meurtres à chaque page ou traite des horreurs innommables et inexplicables qui nous guettent de leurs univers extérieurs lointains ».
Les études lovecraftiennes se développèrent, un peu en réaction à l’antipathie de Wilson. La critique savante se mit au travail et des champions de l’auteur se manifestèrent. Mais, avec la publication de ses lettres, entreprise en 1965 (Lovecraft en a écrit environ 87 000 ; il en reste 10 000), ils eurent à rendre compte du racisme de l’auteur qu’ils n’ignoraient pas mais dont elles révélaient l’occasionnelle virulence. Ils utilisèrent les arguments habituels et firent aussi remarquer, pour plaider les possibilités d’amendement cachées au fond de chacun de nous, qu’après une vie politiquement « républicaine » Lovecraft s’était décidé à soutenir Franklin D. Roosevelt, tout en trouvant son programme trop peu à gauche. Contradiction, quand tu nous tiens.
Mais qu’importe si l’inventeur de Cthulhu n’était pas un type très sympathique. Joyce Carol Oates, qui s’est faite aux États-Unis une des meilleurs défenseurs de son œuvre, ne s’en est pas souciée. D’abord dans un article de la New York Review of Books en 1996, puis dans un recueil de nouvelles, Tales of H. P. Lovecraft, en 1997, dont elle a assuré l’édition, elle a simplement expliqué en quoi il est une voix essentielle de la littérature américaine et signalé l’influence qu’il lui semble avoir sur des générations d’écrivains (dont elle-même). Elle soutient même, contre l’opinion de Wilson, que sa prose possède d’extraordinaires qualités. Et a tweeté en 2020 que « Lovecraft est le styliste compulsif, obsédé, halluciné d’une prose qu’on ne saurait paraphraser, une sorte de Henry James délirant. On le lit pour sa musique bizarre, pas pour ses intrigues bizarres ».
Mais, mauvais ou bon styliste, Lovecraft est lu avant tout « pour ses intrigues bizarres » qui déploient avec un ample désespoir de vastes panoramas d’espaces intersidéraux et psychiques dans lesquels se perd une pauvre petite espèce humaine impuissante. Les amateurs de chaos, du jeu des forces aveugles et des matières instables, sont sensibles à ces situations et aux enchaînements narratifs que notre « sombre rêveur » a inventés à partir d’elles. Ils sont nombreux à écouter l’appel qu’il leur lançait déjà dans « Fact and Fancy », un poème de 1917 :
« Allons, n’écoutez pas l’esprit philosophique
Ennemi ennuyeux des plaisirs fantastiques. »
Mais « l’esprit philosophique » ne saurait-il trouver piquants les « plaisirs fantastiques » ?