La Nouvelle-Angleterre fut le paysage originel d’Howard Phillips Lovecraft, et le cadre de nombre de ses nouvelles. Maurice Mourier revient sur un séjour estival dans les collines du Vermont, Amérique profonde tout imprégnée encore de l’étrangeté suintant des récits de l’écrivain de Providence.
Au nord-est des États-Unis, à la frontière avec le Canada, quatre États – Maine, Vermont, New Hampshire, Rhode Island – conservent une population rurale pauvre, d’origine française, très proche de l’ancienne paysannerie québécoise, parlant et chantant encore parfois dans une sorte de pidgin franco-américain, pratiquant un christianisme primitif dans de petites chapelles en s’accompagnant au violon : pas spécialement sympathique aux citadins anglophones car considérée comme arriérée et potentiellement dangereuse. Telle la voyaient en tout cas mes étudiants de cours d’été à Middlebury, un village du Vermont doté d’une université délivrant contre forte rétribution des diplômes suffisamment cotés pour assurer aux impétrants venus des quatre coins de la Fédération une bonne chance de recrutement dans la foire aux postes qui régit à travers tout le pays l’enseignement, tant secondaire que supérieur.
Soit le Vermont, le Dairy State, l’État Laiterie où les employés des omniprésentes fermes se recrutent dans le prolétariat évoqué ci-dessus. Et dans ce contexte d’élevage et de terre à blé, le campus coquet d’une université sans aucun contact ni avec les autochtones, des natifs subsistant dans l’humidité permanente, glacée en hiver, torride en été, au milieu de vaches crottées jusqu’aux yeux, ni avec une nouvelle ethnie bariolée et gauchiste de fils et filles des pionniers du Flower Power, artisans, créateurs de bijoux, artistes (le Vermont est le seul État de l’Union – et le plus pauvre – dont le gouverneur, Bernie Sanders, se déclare « socialiste », autant dire suppôt de Satan).
Soit la nuit sur le campus désert (les étudiants, qui travaillent d’arrache-pied pour rentabiliser leur inscription onéreuse, n’ont guère le temps de faire la fête), un paysage de collines où la lune mouillée a quelque chose de quasi japonais. C’est l’année où, attaqués par la graphiose, les ormes superbes dispersés sur l’herbe rase (tondue journellement et frénétiquement dans ce pays ennemi du végétal et des insectes qui vont avec) sont soignés dans le vain espoir de les sauver – l’année suivante, on les aura tous abattus.
Soudain, vers deux heures du matin, un rugissement effroyable se fait entendre et une bête apocalyptique, haute comme un immeuble, entourée d’une aura de poussières rouges et vertes rendues flamboyantes par une noria de gyrophares multicolores, se précipite en aboyant jusque sous les fenêtres de la résidence des profs et se met à vomir des flots de pesticides dont elle asperge de haut en bas les ormes les plus proches.
Dans une orgie de gémissements inhumains, l’entité jaillie des Enfers tourne et craque, émet de temps à autre des soupirs navrés, ou des sortes de rires en hoquets convulsifs. Elle est vivante assurément, habitée peut-être par quelque cerveau supérieur qui domestique ses mouvements désordonnés, l’oriente entre les troncs des arbres, quelque maître d’une pyrotechnie d’outre-monde mais on ne voit rien jusqu’à l’instant où un grand ahanement précède le foudroyant départ du monstre brinquebalant qui s’enfuit dans un vacarme de rotules et de tendons, tout là-bas, dans la plaine où, de loin en loin, s ‘élèvent les fusées phalliques des silos, caparaçonnées d’aluminium terni par les bourrasques d’hiver.
Plus un bruit, pas un oiseau. Aucun des habitants du campus, claquemuré dans sa cellule au confort minimal, n’a remué pied ni patte, sauf celui qui a ouvert sa vitre pour jeter au dehors un œil inquiet. Mais il n’est pas d’ici. Les autres, tous les autres, ou bien sont frappés d’une crise de surdité totale, évidemment commandée par des puissances maléfiques (d’ailleurs, à la réflexion, les arbres rincés ont un drôle d’air), ou bien se sont blottis sous la protection de la Sainte Bible distribuée par les Gédéons, ou bien sont morts et le campus demain, après le passage de la tornade des esprits mauvais, ne sera plus qu’un cimetière aux tombes bousculées
Ainsi, en cas de trouble conjoncturel, arrive-t-il au Vermont, cette étable géante faussement paisible, aussi peu bucolique qu’il se peut, de révéler en sa verdeur comme un lieu d’enchantements beaucoup moins anodins que ceux du Magicien d’Oz. Mais de jour, on ne conseillera pas non plus de trop se fier aux feuilles volantes, rédigées à la main, qui annoncent parfois, sur la porte d’une boutique vétuste, que tel dimanche aura lieu, sur le champ X, un Fiddler’s Contest, soit un Concours de Violoneux. Ledit espace, couvert d’herbe épaisse et gorgée d’eau, ô surprise !, est gardé par des pandores à cheval (selon la coutume canadienne). Pas trace d’un seul violon, des fumées âcres de barbecue qui saturent l’atmosphère. Demandez à un des gendarmes montés où sont les musiciens, il a un petit rire entendu, ne répond pas à la question, donne toutefois un conseil : « Partez tôt, à partir du crépuscule on ramasse les morts ! » Et peut-être en effet. Une musique aigrelette se fait entendre en certains points du camp, mais elle émane de transistors et en cherchant à la rejoindre on louvoie entre des tas de deux mètres de haut faits d’une accumulation, à parties égales, de canettes de Budweiser et de seringues, des monceaux de seringues.
Passent entre ces installations d’art moderne d’énormes masses de chair rougeâtre, marquées d’ecchymoses, de cicatrices, de coups de soleil, de vilaines taches : bouviers colossaux, torse nu, en équilibre instables, gigantesques filles un bébé calé sur la hanche, l’ensemble mutique. Une tentative ultime : « Où a lieu le Concours ? » Une des montagnes vacillantes finit par répondre sans hargne, comme une évidence : « On sait pas, nous on est là pour se bourrer la gueule, c’est tout ! »
En partant, la belle étudiante blonde et blanche, très british, pleure un bon coup : Ça n’est pas l’Amérique ! – « On voit bien, gronde son fiancé, que tu n’es pas de garde à l’hôpital de Burlington le samedi soir ! Tu verrais que c’est ça, justement, l’Amérique ! » En quoi il a tort en partie : objectivement, ça, c’est l’Amérique des bouseux, des laissés-pour-compte, des déclassés. Est-ce qu’ils votent, ces pauvres gens, qui n’omettent pas d’envoyer leurs enfants à l’école, parce que là au moins, en hiver, les gosses ont droit à un repas chaud par jour, par chance, parce que le Vermont est l’État le plus à gauche des États-Unis ? Dans leur état de misère physiologique et morale, on n’en jurerait pas.
Il n’y a guère de Noirs dans le Vermont – et à l’université d’été pas un sur cent privilégiés. Ce sont donc ces Blancs zombies qu’un écrivain angoissé par le grouillement des autres, des ploucs, des malades, des indigents, des infirmes, a dû rencontrer cinquante ans auparavant (il est mort en 1937) lors de ses grelottantes errances (son horreur du froid confine à la pathologie) à travers une Nouvelle-Angleterre perçue, à l’encontre de l’image rassurante de greffe européenne réussie, comme un repaire d’ancêtres monstrueusement difformes, issus d’une mythologie païenne syncrétique dont il est l’inventeur illuminé. Raciste, Lovecraft ? Assurément, antihumaniste plutôt, si la haine de l’homme s’étend à toute l’humanité.
L’étrangeté de l’œuvre, son originalité, sa beauté poétique, qui sont indéniables, reposent non sur l’affabulation gratuite, une forme de jeu que pourtant revendique l’auteur, esprit profondément rationnel et agnostique, qui prodigue à ses correspondants amoureux d’insolite macabre nombre de recettes pour écrire comme lui des « contes bizarres », mais sur une base d’expérience personnelle dont le ton d’effarement et de terreur ne saurait tromper.
Lovecraft, serré dans son manteau dans l’espoir puéril d’échapper aux frimas qui l’entourent en permanence d’une inconfortable coque de glace, a vu de ses propres yeux les créatures de ses cauchemars le guetter à la croisée des allées trompeuses de Miskatonic ou de Providence, ou du Vermont à la si inquiétante placidité.
À Middlebury, entre deux églises de bois ; peintes en un blanc délavé par les pluies, un établissement porte une pancarte clouée : Zachary’s Pizza House. Peu avant midi, sortent des bosquets voisins trois frères de même corpulence géante : plus de deux mètres, bâtis en force, cent vingt kilos de muscles (de vraies brutes miraculeusement exemptes de l’obésité commune), face et tignasse taillées à coups de cognée, pas causants c’est sûr, mais ils en imposent. Le patron les connaît. Sans parole inutile, il dépose devant chacun une roue de pâte de quarante centimètres de diamètre, garnie de saucisse, de lardons et de ketchup. Ils ont tôt fait d’engloutir et de faire descendre bières à l’appui ce repas frugal et regagnent, toujours sans un mot, les profondeurs de la forêt sauvage de Walt Disney, côté mauvaise sorcière à la pomme, où ils exercent l’honnête métier de bûcherons.
Imaginez-les enveloppés des chiffes de nuages bas qui le soir poissent les chemins. Donnez-leur des physionomies non pas seulement plus néandertaliennes qu’elles ne le sont, mais carrément anormales, déformées, écrasées : qui ne prendrait ses jambes à son cou, craignant ce pire qui, pour Lovecraft, est moins l’agression physique proprement dite que la contamination, comme si une certaine qualité de laideur avait le pouvoir de déteindre sur le passant innocent ou, plus probablement, de révéler ce qui en lui, précisément, n’est pas innocence du tout mais perversité profonde, dissimulée jusqu’alors sous le masque de l’Américain bien tranquille, héritier sans tache des passagers du Mayflower, émigrés pour la bonne cause.
Or il se trouve par malheur qu’en se regardant dans une glace le jeune homme (ou sans doute déjà l’enfant qui deviendra l’auteur de cette série d’exorcismes qui ont pour titres magnifiques La couleur tombée du ciel, ou Dans l’abîme du temps) aperçoit le visage de quelqu’un qui pourrait être avenant mais qu’une peu commune difformité de proportions dans les délinéaments osseux de la face rend sinon horrible, du moins très gênant pour le regard d’autrui.
Un autre se serait recroquevillé dans le déni, tant la réalité des traits reçus en naissant est insupportablement injuste. Mais Lovecraft avait du génie. Il s’est vengé de sa laideur sur le narrateur de ses livres, qui repère la monstruosité partout, et ainsi s’en délivre lui-même.
Il me plaît, pour conclure,de rappeler ce portrait en heptasyllabes que mon regretté camarade Ebenezer Duncan de Charité, auteur d’un essai remarqué sur Lovecraft et le Démon, a tracé du poète, au temps de ses études au Petit Inséminal de Bourges :
Un losange dans la nuit
Éclairé de fausse lune :
Du paysage maudit
Sort une image importune.
Car ce losange crispé
Se révèle être un visage
Énigmatique suspect
De passant dépourvu d’âge
Qu’on a déjà vu passer
Hier et la même lueur
Émanait de lui assez
Pour répandre la stupeur.
Est-il donc vraiment si laid ?
Diable ! Qui pourrait répondre
On aimerait c’est un fait
Ne pas devoir le confondre
Avec ces cousins lointains
Qui jadis ici vécurent
Hominidés incertains
Dont le présent n’a plus cure.
Mais impossible ! Un défaut
De proportion vient détruire
Sa physionomie il faut
Malheureusement l’écrire.
Lovecraft un dieu méchant
Entre ton nez et ta bouche
A mis un vide inquiétant
Qui te donne un aspect louche.
Qu’il s’en faut de peu souvent
Pour abîmer une face !
Beau tu aurais pu hélas !
L’être si ce traître vent
Venu en couteau du nord
N’avait pas mis un espace
Déraisonnablement fort
De ton blair à ta grimace
.
Plaignez le pauvre écrivain
Qui se fait peur à lui-même
En tentant mais c’est en vain
De sourire à ceux qu’il aime !