Girlfriend on Mars, premier roman de Deborah Willis, née à Calgary, se déroule à Vancouver, à Hollywood, et sur la planète rouge, objet de concurrence pour une émission de téléréalité, dont les deux gagnants seront récompensés par un billet pour Mars, aller simple. Enjoué et tonique, ce texte interroge la société du spectacle et sa fascination pour la compétition, mise en rapport avec la quête mégalomane visant à coloniser Mars. EaN a pu s’entretenir avec l’autrice.
D’où vient l’idée d’une intrigue aussi loufoque ?
En 2012, quand j’ai commencé à faire des recherches, je suis tombée sur une actualité : un organisme cherchait à créer une émission de téléréalité où les gagnants seraient envoyés sur Mars, c’était une vraie idée, des centaines de milliers de personnes ont postulé, je n’arrivais pas à croire que des gens seraient prêts à quitter leur famille, leurs amis, l’air respirable, de l’eau – tout ça –, c’est si courageux, si incroyable, et en même temps si déchirant : cela voulait dire qu’ils n’avaient pas de lien à la Terre suffisamment fort pour avoir envie de rester. Notre culture encourage cette mentalité colonialiste d’exploration, c’est à la fois admirable et perturbant, j’ai été attirée par cette ambivalence. J’ai commencé à réfléchir sur la possibilité d’en tirer une fiction, sur le genre de personne qui serait tentée par l’aventure. Je savais que c’était probablement la meilleure idée pour un livre que j’aurais de toute ma vie, une accroche géniale. Je ne regarde pas beaucoup de téléréalité ; mon compagnon aimait Survivor, donc il m’a aidée dans mes recherches. J’ai lu des livres – écrits par des « nègres » – publiés par des stars de la téléréalité. J’ai trouvé un site web en ligne, où on fournissait des informations concernant les modalités de vie sur Mars, le fait qu’on serait obligé de cultiver de la nourriture en hydroponique. Je me demandais qui saurait faire ça, et tout de suite j’ai pensé aux trafiquants de drogue. À l’époque, la marijuana n’était pas encore légale au Canada. J’ai publié une nouvelle intitulée Girlfriend on Mars en 2012 ou 2013, reprise plus tard dans mon recueil. En 2019, j’ai revisité l’histoire, entretemps le monde avait changé, j’étais plus consciente de la crise climatique, Trump était devenu président, je réfléchissais au fait que la vie d’un seul homme pourrait infléchir la réalité pour des millions de gens, parce qu’ils croient en ce qu’il dit, cette idée-là était liée pour moi au concept de téléréalité.
Qui sont Kevin et Amber, le couple central ici ?
Amber vient d’une famille aisée, elle a grandi dans une grande maison à Thunder Bay dans une famille d’évangéliques, donc influencée par les valeurs présentes aux États-Unis : ils y allaient tous les étés pour prier dans certaines églises. Elle s’identifie à son père, entrepreneur riche et dynamique, elle pense que, pour être aimée, elle doit être championne, alors que pour l’instant elle travaille comme réceptionniste tout en cultivant de la marijuana à la maison. Amber s’attache à Kevin après avoir perdu ses chances de participer aux JO, elle était gymnaste, fabuleuse aux barres asymétriques et au saut. Elle cherche donc une amarre dans sa vie.
Kevin vient d’un milieu très différent, il a grandi dans un petit bungalow, élevé par une mère divorcée, qui travaillait à peine parce que toujours malade. Il l’a perdue il y a dix ans, il ne s’en est pas encore remis, lui comme Amber est sur un trajet personnel, une descente. Mais ils n’arrivent pas à faire leur parcours ensemble, ils n’arrivent pas à partager leur évolution affective. Kevin croit qu’ils sont heureux dans leur appartement au sous-sol, où ils cultivent de la marijuana. Et ce, jusqu’à ce qu’Amber annonce qu’elle participera à l’émission ; si elle gagne, elle partira pour Mars. En bref, Kevin et Amber ont besoin de grandir. Se retrouvant seul, Kevin doit affronter son deuil, qu’il avait évité auparavant en fumant de l’herbe.
Ils trouvent chacun un nouvel amoureux.
La manière dont on essaie de structurer nos familles et nos sociétés ne correspond pas forcément à notre prédisposition en tant que mammifères : l’homme n’est pas un animal authentiquement monogame, à la différence des oies qui s’accouplent pour la vie ; si l’un des deux meurt, l’autre restera seul, ça c’est la véritable monogamie. J’ai cherché à traiter ce thème du point de vue féminin : Amber est écrasée par la honte et la culpabilité à cause de son éducation chrétienne. J’ai lu un livre génial, Untrue, du docteur Wednesday Martin, j’y ai pris des choses, par exemple lorsque Amber dit : « Suis-je juste un primate femelle ? » Il existe des études qui démontrent que des primates femelles, après trois ans de vie dans une enceinte avec le même mâle, s’ennuient à un tel point qu’elles deviennent complètement apathiques, alors que leurs partenaires sont heureux. J’ai donc réfléchi à nos limites : biologiques, personnelles, relationnelles et interplanétaires.
Kevin et Amber habitent à Vancouver, où ils pratiquent l’hydroponie.
On fume beaucoup d’herbe à Vancouver, la côte ouest du Canada est célèbre pour cela, pour la culture de la marijuana, pour sa véritable sous-culture. Ma sœur habite dans le même quartier que Kevin et Amber, j’y ai passé beaucoup de temps, je me suis amusée à décrire le Vancouver des hippies, le quartier de East Van. C’était paradoxal parce que l’intrigue est située dans un endroit précis et nommé, et en même temps les personnages ne sont jamais dehors, toutes les scènes se passent à l’intérieur de leur appartement. J’ai beaucoup pensé à l’inégalité économique, la vie à Vancouver est si chère, c‘est dingue, tu as des gens qui vivent au sous-sol, c’est tout ce qu’ils peuvent payer, c’est sale, et ils sont obligés de cultiver de la marijuana pour compléter leurs revenus, pour survivre. Kevin et Amber ont monté le chauffage à fond, l’appartement est très humide, d’abord à cause du climat de la côte ouest, ensuite parce qu’ils utilisent beaucoup d’eau pour leur système hydroponique – les racines des plantes sont dans l’eau, on y ajoute des nutriments. La lumière chez eux est semblable à celle d’une capsule spatiale, où on doit artificiellement créer de la lumière du soleil, avec des ampoules LED, c’est un univers artificiel, parfois ils laissent la lumière allumée pendant seize heures d’affilée, à d’autres moments ils laissent les plantes dormir ; les fenêtres sont obstruées.
L’ambiance claustrophobe fait penser à Mon année de repos et de détente d’Ottessa Moshfegh.
L’une des raisons pour lesquelles je n’avais pas développé ma nouvelle d’origine – Girlfriend on Mars –, c’est que je n’arrivais pas à trouver le moyen de faire sortir Kevin de l’appartement. J’aurais pu le faire sortir s’acheter une pizza, hélas, je n’arrivais pas à l’envisager. Après avoir lu le livre de Moshfegh, je me suis dit : pourquoi ne pas le laisser rester dans l’appartement ? Cela dit, j’écrivais contre son roman, dans la mesure où je trouve que la fin suscite un faux espoir : il s’agit d’une femme enfermée dans un appartement, accro aux médicaments sur ordonnance, voire au capitalisme à l’état pur, qui de temps à autre reçoit son ex-copain, qui arrive pour la violer alors qu’elle se trouve dans un état de délire. Autrement dit, elle se soumet corps et âme au capitalisme et au patriarcat. Finalement, elle s’en sort, sauvée, transformée pour le meilleur. Moshfegh a un talent incroyable, mais elle force un happy end qui n’a pas lieu d’être, je trouve cette fin malhonnête. Quant à moi, j’ai cherché à décrire honnêtement la patriarcat capitaliste qui nous entoure et qui nous a tous infiltrés, ce qui me permet de comprendre la tentation d’un faux happy end : cela nous habite tous.
Que pensez-vous de la planète rouge ?
Au premier abord, je n’ai pas été fascinée par Mars, c’était plutôt l’angle humain qui m’intéressait, la tension que cela implique de partir si loin pour de bon. En m’immergeant dans cette histoire, tout d’un coup cela m’a semblé possible, j’imaginais même qu’un jour je m’y rendrais moi-même. Je me suis dit que, vu que d’autres personnes pourraient aller jusqu’à Mars, voyager à Paris était banal. Mais au fur et à mesure de mes recherches, il me paraissait évident que Mars est un endroit profond, sombre et mort, une impasse absolue. Elon Musk se vante de pouvoir mettre des gens sur Mars d’ici quatre ans, ce sont de bonnes paroles, il est fort pour cela, il crée du battage médiatique, mais cela me paraît complètement irréalisable, non seulement parce qu’il n’existe pas de moyens pour en revenir, mais parce que, une fois sur place, il n’y a rien sur la planète. Il n’y a pas de microbes là-bas, j’ignore comment un être humain – comment n’importe quelle forme de vie – pourrait survivre en l’absence de vie microbienne. Le sol est toxique, il n’y a pas de lumière, on ne dispose pas des espèces qui nous maintiennent en vie. Elon Musk dit que l’avenir de l’humanité est interplanétaire parce que notre planète Terre est cassée. Ce sont des sottises : même une Terre cassée est beaucoup mieux que Mars. Au fond, le véritable thème de mon roman est la Terre, avec en plus une dimension presque de science fiction.
Pourtant, elle sera le théâtre d’un accouchement.
Après mon accouchement, j’ai réfléchi au fait qu’on a vraiment besoin de la gravité pour y arriver, je n’avais pas envie d’être allongée, j’avais envie d’être assise pour que la gravité m’aide, alors qu’Amber ne l’a pas. Pendant mes recherches, j’ai été frappée par la découverte que les experts ne savent même pas si c’est possible pour les êtres humains d’avoir des relations sexuelles dans des conditions d’apesanteur, pour ne pas parler de la formation d’un fœtus dans l’utérus. Dans mon roman, le bébé naît, son crâne est mou comme un fruit, à cause du manque de gravité.
Girlfriend on Mars met en lumière un personnage fictif, avatar d’Elon Musk.
C’est un amalgame de plusieurs milliardaires : Steve Jobs, Elon Musk, Jeff Bezos et Peter Thiel. En ce qui concerne ses valeurs libertaires, j’ai pensé surtout à Peter Thiel, dans les médias on parle moins de lui, il est plus discret, il a acheté une énorme propriété en Nouvelle-Zélande, il a la mentalité d’un survivaliste (prepper), il prépare un refuge en vue de la fin du monde ; cela me fascine, j’ai entendu dire que ces gens désignent l’argent par le terme « jetons d’optionnalité ». Alors que si vraiment ils se souciaient de la fin du monde, ils pourraient utiliser une partie de leur argent pour empêcher cette éventualité. Ils sont simplement motivés par la peur : d’autres êtres humains ? Cela renvoie à la théorie des traumatismes de l’enfance : si enfant tu as eu très peur, rien ne te suffira pour te protéger, tu pourrais t’entourer d’un mur d’argent ; après, quand cela ne te suffit pas, tu vas acheter une île privée, et, enfin, tu vas vouloir t’enfuir sur Mars. C’est triste, cet arrachement des autres, cette conviction que, si j’ai assez d’argent, je ne dépendrai pas du même air que les autres, de la même eau que les autres, cette séparation de soi à travers l’argent. Quant à Amber, au début, elle le trouve assez charmant, à mon avis il est impossible d’échapper à l’immense déséquilibre de pouvoir qui découle de cette inégalité économique écœurante, donc même quelqu’un de très privilégié comme Amber – elle devient une vedette de la télévision – n’est qu’un pion.
Quels livres vous ont influencée ?
Pendant l’écriture du roman, j’ai relu Gatsby, j’ai été frappée par la manière dont il montre la dégradation environnementale ainsi que l’immense fortune de certaines personnes. L’inégalité des richesses, les voitures, le luxe – tous ces aspects de l’univers de Gatsby –, sont le revers de la médaille de la dégradation du monde naturel, ces mondes sacrifiés, dont la Vallée des Cendres où habite cette femme pauvre qui sera percutée par une voiture : elle représente les dommages collatéraux. Sinon, ma plus grande influence a toujours été Alice Munro, sujet un peu délicat actuellement au Canada – il y a eu des révélations concernant ses relations avec sa fille –, donc quand j’ai choisi mon sujet pour ce roman, j’avais envie de le présenter sur un mode satirique, quasi SF, tout en préservant les leçons qu’Alice Munro m’avait transmises : sa façon de créer un personnage, la nécessité de le connaître profondément, à commencer par les traumatismes les plus précoces de sa vie. Alice Munro commence par la caractérisation, elle y va à fond, elle est indulgente pour les défauts de ses personnages parce qu’elle a envie de comprendre leur origine.