Quarante-trois ans. C’est le temps qu’il aura fallu pour rendre accessible en français Maîtresses d’autrefois. Femmes, art et idéologies de Rozsika Parker et Griselda Pollock, considéré comme un livre de référence depuis sa parution au Royaume-Uni, en 1981. Cette année-là, soit cinq ans seulement après sa publication originale aux États-Unis, les Éditions des femmes traduisaient un autre jalon de l’histoire de l’art féministe, Femmes peintres (1550-1950) d’Ann Sutherland Harris et Linda Nochlin, dont entendaient précisément se démarquer Parker et Pollock.
Comme le rappelle Giovanna Zapperi dans son introduction à Maîtresses d’autrefois, ses autrices ne cherchaient pas tant, pour leur part, à proposer « une histoire des “oubliées” de l’histoire de l’art », ce qu’elles faisaient également au passage, prolongeant ainsi l’exploration initiée dans Femmes peintres, qu’à envisager « la possibilité d’un changement de paradigme qui investit les fondements épistémiques de l’histoire de l’art, car s’intéresser aux “Maîtresses d’autrefois” », écrit Zapperi, « signifie questionner la discipline, notamment dans sa focalisation sur la figure de l’artiste ».
Autrement dit, l’entreprise qu’ont menée Parker et Pollock en 1981 impliquait de revenir sur une conception de l’histoire de l’art biographique héritée de Giorgio Vasari, dont la première édition des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes a paru en 1550, soit l’année marquant le point de départ de Femmes peintres. Faute de soumettre cet héritage à la critique, pointent quant à elles Parker et Pollock, on a toutes les chances de n’ajouter qu’une note – féminine – à l’histoire de l’art telle qu’elle continue à s’écrire depuis Vasari, là même où « découvrir l’histoire des femmes dans l’art », soutiennent-elles, « c’est en partie rendre compte de la façon dont s’écrit l’histoire de l’art ».
Au cœur de cette écriture se loge par exemple la notion de génie. Deux doxas complémentaires ont en effet progressivement associé cette figure à celle de l’artiste – les meilleurs artistes sont des génies selon Vasari – tout en la dissociant de la condition de femme – « Les hommes sont les vrais artistes, ils ont du génie ; les femmes n’ont que du goût », résument Parker et Pollock au terme de leur plongée dans la critique d’art du XIXe siècle, française en particulier. Or, aussi longtemps que l’on reste pris dans ce système de pensée, on ne fera que compléter quelques lacunes plus ou moins avérées sur la liste officiellement approuvée et nécessairement sélective des génies artistiques, évacuant du même coup toute possibilité d’une histoire de l’art placée par exemple sous le signe de la création collective et communautaire, comme le soulignent les deux autrices à propos de la pastelliste Rosalba Carriera : « l’existence d’une communauté plus large de femmes artistes à laquelle elle appartenait a été effacée par la notion trompeuse du génie individuel. Au sein d’une telle idéologie, précisent-elles, les artistes deviennent des êtres exceptionnels, et les femmes artistes, des exceptions. »

Dans l’étude qu’elles consacrent à Carriera, Parker et Pollock formulent d’ailleurs une étrange observation : « Selon les critères du XVIIIe siècle, l’artiste Rosalba Carriera était exceptionnelle parce qu’elle n’était pas belle ; au XXe siècle, elle mérite à peine d’être évoquée parce qu’elle est une femme. » Pour contre-intuitive qu’elle soit, la principale découverte d’ordre sociologique et méthodologique de Parker et Pollock avec Maîtresses d’autrefois est que la mise en oubli des artistes femmes n’est ni un phénomène ancien ni le fruit d’une tradition documentée. Les documents disponibles et les œuvres qui leur sont contemporaines démontrent au contraire qu’ont longtemps prévalu « deux tendances récurrentes dans les débats sur les femmes dans l’art jusqu’à une date avancée du XIXe siècle, à savoir une reconnaissance qui s’accompagne d’une ségrégation – ce qui produit en fin de compte le stéréotype féminin », ainsi que l’indiquent les autrices dans une note portant sur le recueil intitulé Des femmes célèbres (De mulieribus claris) qu’a composé Boccace en 1362 d’après l’anthologie pétrarquéenne Des hommes illustres (De viris illustribus), qui constitue elle-même l’un des modèles des Vies de Vasari.
C’est dire combien la thèse de l’exceptionnalité est enracinée dans la tradition littéraire et historiographique européenne. Pourtant, ce n’est qu’à partir du XXe siècle, affirment Parker et Pollock, que la ségrégation des femmes se détache de la reconnaissance qui lui était jusque-là corrélée en tant qu’artistes, et que le stéréotype qui en dérivait en vient alors à servir de justification à leur exclusion simultanée des sphères institutionnelles de la création artistique et de l’histoire qui s’y écrit à partir d’elles. « Étonnamment », constatent les deux historiennes de l’art, « les travaux sur les femmes artistes diminuent précisément au moment où, en théorie, l’émancipation sociale des femmes et les progrès de l’éducation auraient dû entraîner une meilleure connaissance de la participation des femmes à tous les domaines de la vie. » Auparavant, les artistes femmes sont certes ségréguées, mais pas absentes, même si des signes avant-coureurs annonçaient bel et bien leur évincement, comme l’interdiction qui leur est faite en 1706 d’appartenir à l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris fondée en 1648 (et qui comptait à ses débuts quelques académiciennes), interdiction qui se prolonge à l’entrée de l’École des Beaux-Arts jusqu’en 1897, ou le fait que la Royal Academy of Arts de Londres comprenait deux femmes parmi ses fondateurs en 1768 et plus aucune pendant le siècle qui suivit.
Si ces mesures ont indéniablement contribué à écarter les femmes de la création ainsi que de l’enseignement, et donc, par rebond, de l’histoire de l’art qui s’écrivait désormais sans elles, il faut néanmoins se rendre à l’évidence, insiste Griselda Pollock dans la « Préface solitaire » qu’elle a donnée à Maîtresses d’autrefois en 2013, Rozsika Parker étant décédée trois ans auparavant : « Les femmes artistes n’ont “disparu” qu’au XXe siècle, au moment du modernisme, c’est-à-dire au moment où le premier musée d’art moderne a entrepris de raconter l’histoire d’un art qui était alors récent et contemporain (le Museum of Modern Art de New York inauguré en 1929), au moment où l’histoire de l’art s’est étendue aux universités et où des éditeurs d’art ont vu le jour pour créer et alimenter le marché des connaissances sur l’art. »

Si pareil constat provoque à n’en pas douter des sentiments mêlés – puisqu’on ne saurait décider s’il est rassurant de savoir que la situation n’a pas toujours été telle qu’elle l’est aujourd’hui ou bien s’il est accablant qu’elle le soit devenue –, il implique également toute une série d’ajustements méthodologiques auxquels l’histoire de l’art est à ce jour loin d’avoir procédé de manière tout à fait satisfaisante intellectuellement. Le premier porte sur le périmètre d’analyse de la discipline, dont la critique ne peut être menée à bien qu’en s’articulant à celle des institutions muséales et éducatives ainsi que des industries culturelles, dont l’exemple des artistes femmes démontre qu’à leur égard, et contrairement à ce que l’on pourrait en attendre, ces diverses structures tendent à accentuer les biais de perception et de représentation au lieu de les corriger. Le deuxième concerne l’amplitude chronologique dont des sujets dits transversaux comme celui-ci requièrent qu’elle soit significativement étendue afin de se former une idée plus exacte des évolutions actuelles et des ressorts historiques dont elles se prévalent ; extension qui gagnerait évidemment aussi à être géographique, et par conséquent davantage comparative.
Enfin, savoir que la mise en oubli des femmes artistes est elle-même une construction historique devrait inciter, sans l’exempter pour autant de toute intervention critique, à ne pas rejeter en bloc l’histoire de l’art ancienne. Se rendre compte que « l’art des femmes » a d’abord toujours été présent quoique toujours présenté comme « différent » avant d’être « représenté, dans la discipline de l’histoire de l’art, comme toujours absent ou toujours le même », permet d’éviter de croire en une raison naturelle ayant présidé à cette marginalisation, croyance que la tentation de rejeter « toute forme d’analyse historique de l’art », comme le pointaient Parker et Pollock, ne ferait qu’entériner au lieu de la contester.
À cet égard, le choix de traduire en français Old Mistresses par Maîtresses d’autrefois est quelque peu discutable, même si la discussion n’est pas sans intérêt relativement à cette question de la préservation de l’histoire de l’art du passé. Si l’on évite l’inélégant quoique plus littéral et davantage suggestif « vieilles maîtresses », la traduction appropriée d’« old mistresses » devrait être « maîtresses anciennes », par analogie avec les « maîtres anciens » (« old masters » en anglais). Dans sa préface, Zapperi justifie quant à elle Maîtresses d’autrefois en indiquant que ce choix a été fait « en nous référant implicitement à un texte canonique de l’histoire de l’art française (Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, 1876) ».
Or, « canonique », Les Maîtres d’autrefois de Fromentin l’est plus par son âge que pour avoir fait école. Au mieux, de rares amateurs le lisent encore, car l’université l’ignore à peu près totalement, au moins en France. En vérité, il ne se trouve plus guère aujourd’hui qu’une autre compagne de route de Pollock, Mieke Bal, pour juger que « la langue de Fromentin est stupéfiante ». Pour isolée qu’elle soit, cette remarque devrait suffire, une fois passée la découverte de ce texte lui-même canonique désormais qu’est Maîtresses d’autrefois, à inciter ses lecteurs à (re)découvrir le livre dont sa version française a transposé le titre.