Le désastre de la maison des notables, d’Amira Ghenim, se déploie en spirales, revenant ad nauseam sur un incident incriminant, dans les années 30, une jeune bourgeoise issue d’une grande famille de Tunis, qui sera injustement accusée d’adultère par son entourage. Son amant supposé n’est autre que Tahar Haddad, grande figure intellectuelle. Entre histoire et fiction, ce roman est une célébration à la fois réaliste, romantique et tragique du pouvoir de la narration féminine.
C’est grâce à un MacGuffin qu’Amira Ghenim va se confronter à près d’un siècle d’histoire. Un MacGuffin est un procédé narratif qui concentre la quête des personnages sur un objet concret et parfois dérisoire. Ici, ce n’est rien d’autre qu’une lettre envoyée en cachette par Tahar Haddad à sa bien-aimée, Zbeida Rassaa, épouse de Mohsen Neifer. La lettre n’arrivera jamais à destination, interceptée par M’Hamed Neifer, l’horrible frère de Mohsen. L’histoire imaginée par Ghenim, par ailleurs professeure agrégée d’arabe à l’université de Sousse, retrace donc la circulation d’un document manuscrit de main en main, et de ses répercussions dramatiques.
Hind, petite-fille de Zbeida Rassaa : en 2013, cette enseignante en droit international à l’université de Carthage retourne à la maison délabrée de la vieille ville de Tunis, où ses ancêtres ont vécu dès la fin du XIXe siècle. Elle est à la recherche du « coffre à secrets ». C’est là qu’elle trouvera les documents indispensables pour démêler les évènements ayant déchiré les anciens, et réhabiliter ainsi sa grand-mère, Zbeida. Hind souligne d’ailleurs en préambule, non sans rassurer le lecteur qui pourrait se sentir perdu par les références : « Ne te laisse pas perturber par la profusion des personnages ou par l’abondance des noms : tous […] ne forment qu’un seul corps malade ».
Lors de la session 2024 du Meeting Saint-Nazaire dont Amira Ghenim était l’une des invitées, elle avait été interrogée par des lecteurs français, et plus généralement francophones, sur la technique narrative singulière employée pour ce roman. Certains avaient comparé ses enchâssements vertigineux aux histoires de Shéhérazade. Or Ghenim avait rejeté cette interprétation, arguant que le temps de cette femme soumise, dont la parole avait pour but d’échapper aux griffes d’un roi cruel, était révolu. Aujourd’hui, l’énonciation romanesque féminine en langue arabe, selon elle, prend tout son temps pour construire de grands récits, sans peur d’une mort imminente.
De fait, ce roman en convoque d’autres, bien plus récents et modernes que Les Mille et Une Nuits. En France, certains se souviendront des Rougon-Macquart de Zola. L’enjeu de la généalogie de ces deux grandes familles de Tunis, les Neifer et les Rassaa, serait alors une étude des différentes tares psychologiques de quatre générations successives. L’histoire d’une dégénérescence en quelque sorte, doublée de la métaphore d’une humanité malade. D’ailleurs, l’arbre généalogique inséré dans les premières pages du Désastre de la maison des notables confirme cette veine naturaliste.
En Italie, où le roman a été traduit en 2023, les lecteurs pourraient ressentir la violence froide du héros fasciste du Conformiste d’Alberto Moravia. Notamment dans le personnage de M’hamed Neifer dont le sadisme pourrait être dû à un souvenir hors normes d’un viol dont il avait été victime, en même temps que les émeutes du 9 avril 1938 éclataient contre les autorités du protectorat français. En Tunisie, où le livre est sorti avec grand succès en 2021, des lecteurs pourraient retrouver le monde baroque de Barg Ellil de Béchir Khraief (1960). Mais aussi celui d’Aymen Daboussi où sexe et folie se côtoient. Cet auteur tunisien ne renierait pas une scène glaçante et pathétique du Désastre de la maison des notables : une domestique noire s’abandonne aux caresses d’un amant raciste dans un local de produits d’entretien, à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique.
Six narratrices et cinq narrateurs parlent dans des chapitres successifs. Les chiffres sont symboliques, puisque les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Mais la principale intéressée, Zbeida, n’a droit à aucun chapitre, ce qui contribue à obscurcir l’histoire au fur et à mesure que la parole abonde. Chacun noie sa vérité dans un tourbillon de digressions, de name dropping, de folklore et de superstitions. L’imagination de Ghenim diffracte l’histoire entre plusieurs points de vue chargés d’un lyrisme puissant et touchant, comme lorsque l’une d’entre elles compare son désir sexuel aux « chevaux du désir qui se cabraient dans mon corps brûlant ». On bavarde beaucoup lors de cette danse macabre qui se profile autour de Zbeida Rassaa, sans que quiconque assume pleinement la responsabilité de son calvaire. Chacun sa vérité. Tout le monde est fou. Et cela crée quand même du suspense.
En réalité, le « corps malade » décrit par Hind au début du roman, c’est la grande Histoire, entre convulsions des années 1930 et désillusions des années 2010. C’est l’histoire de la Tunisie et celles de la France entremêlées, qu’on contemple dans ce tableau grotesque et dégénéré. Les djinns, les marabouts, les prières, le coffre à secrets, les grands bourgeois auxquels on donne des titres comme « Sidi » ou « Lella » ou les domestiques qui gesticulent dans les patios des maisons arabes ne sont pas des accessoires d’opérette. Chargé d’une dimension quasi anthropologique, cet arrière-plan étouffant forme en fait le contrepoint d’un pouvoir incarné par la France, présente sur le sol tunisien, rationnelle, impérialiste et à son apogée. En ce sens, l’opposition entre le programme de l’enseignement français et celui de l’université de la Zitouna influence profondément l’action des personnages : Zbeida, « passionnée de Baudelaire », a fait ses études chez les Pères blancs catholiques. Tandis que Tahar Haddad, nationaliste zeitounien, estimait que l’enseignement français représentait une acculturation, un danger. Cela ne lui évitera pas d’être traité de « chien de la France » durant la période de sa déchéance.
Tahar Haddad, personnage romanesque : cela allait de soi, au vu de la trajectoire tragique et contradictoire de ce penseur et syndicaliste incompris. Lui avait compris, avant tout le monde, le concept d’intersectionnalité des luttes, lorsqu’il avait allié combat pour la libération nationale, lutte ouvrière et droits des femmes. En 1930, son livre Notre femme dans la législation musulmane et la société avait jeté un pavé dans la mare en opérant une lecture féministe de l’islam, ce qui lui avait valu d’être étrillé par l’élite religieuse et politique de l’époque. Signant « son arrêt de mort avec ce livre », il est décédé dans la misère, le 7 décembre 1935, le jour où commence le récit fictif du Désastre de la maison des notables.
Mais la figure centrale du roman reste indéniablement Zbeida Rassaa, héroïne romantique inventée de toutes pièces par Amira Ghenim. Dans les romans historiques, l’immersion de personnages imaginaires dans une période troublée est un procédé connu depuis Walter Scott. Or ici Zbeida dépasse le programme du « divertir et cultiver » conventionnel. Elle incarne le pouvoir narratif de la voix féminine, et c’est un vrai programme politique. Zbeida amène avec elle tout un pan de l’histoire de l’émancipation féminine au XXe siècle. Grâce à la polyphonie et à la suggestion littéraire, son personnage brumeux finit par nous éblouir autant que celui de Tahar Haddad, devenu aujourd’hui une institution. In abstensia, elle nous dit que des histoires fascinantes de tant de femmes, englouties dans les tréfonds d’une histoire faite par les hommes, restent encore à travailler. Le désastre de la maison des notables est bien loin d’une énième saga historique poussiéreuse : c’est un roman féministe, psychologique et moderne, touffu et élégiaque, dérangeant, presque inracontable et étrangement haletant.