Portés par les travaux sur l’histoire des écritures exposées (placards, affiches, graffitis et autres plaques), de nouveaux travaux contribuent à une vision inédite de nos cités, celle d’une ville écrite. Dans un livre érudit, s’appuyant sur un ensemble de plusieurs milliers d’affiches, l’historien Laurent Cuvelier propose un « tableau de Paris » qui rend visibles notamment ceux que désormais on nomme les « travailleurs de l’écrit » (des typographes aux afficheurs), en charge des murs des grandes villes. La ville captivée du dix-huitième siècle se révèle un espace sensible où affichages publicitaires, politiques et administratifs se concurrencent et génèrent une politique de la subversion.
« Les murs ont la parole », aimait-on dire en 1968, et Laurent Cuvelier de nous montrer qu’au XVIIIe siècle, avant la Révolution, les murs avaient aussi la parole. On feignait de ne pas le savoir. Grâce aux travaux notamment de Frédéric Graber sur la manière dont sont institués des espaces propres à l’affichage administratif, grâce aussi aux spécialistes de la culture visuelle qui ont analysé en détail les photographies de Marville ou d’Atget, nous savons qu’au XIXe siècle la ville est habitée par l’écrit : on la parsème de plaques commémoratives, et surtout elle est recouverte d’une peau graphique qui, à peine sèche, est aussitôt renouvelée par une autre tout aussi éphémère. Ce que montre cette nouvelle étude, grâce à la redécouverte de plus de 4 000 affiches conservées dans les archives, c’est combien ce nouveau paysage graphique urbain à plusieurs voix est absolument contemporain de la pensée des Lumières mais aussi d’un capitalisme en plein essor.
L’étude d’Anne Béroujon sur les écrits dans l’espace public à Lyon au XVIIe siècle avait certes ouvert la voie, de même que, pour la Castille, les travaux d’Antonio Castillo Gomez sur les inscriptions au Siècle d’or. Mais, par cette nouvelle enquête, Laurent Cuvelier montre comment l’espace urbain est le théâtre du développement d’une économie nouvelle, celle qu’il qualifie « de l’attention », qui consiste à rendre visibles les murs ; cette économie a pour effet de générer une politique de l’attention pour limiter et contraindre ce que Roger Chartier aime à nommer la prolifération des écritures. La thèse développée dans La ville captivée est que la présence massive des affiches, en donnant une place importante à la vue, tend à modifier la pensée même de la ville, qui abandonne le quartier pour un espace plus anonymisé annonçant la métropole. Cette évolution s’accompagne d’un autre phénomène notoire : l’émergence contemporaine de ce capitalisme commercial et de pratiques politiques démocratiques débouche sur un échec du pouvoir à maitriser le contrôle des murs, mais permet la naissance d’une économie morale de la subversion qui se manifeste pendant la période révolutionnaire. L’historien fait des murs un acteur politique majeur de la période ; et avec eux tous les individus qui travaillent à leur recouvrement graphique.
« Capter l’attention de Paris » est la formule que Balzac avait choisie pour désigner ce flot de papiers qui progressivement fait de la capitale une ville captivée par l’affichage. Cette production de l’affiche en « un poème pour les yeux », pour citer encore l’auteur de La Comédie humaine, n’est pas le fruit d’un seul, elle résulte de la reconfiguration et de l’association parfois complexe des nombreux artisans qui travaillent à sa confection. C’est sur cette transformation, cette professionnalisation, que le livre s’ouvre : le peuple désordonné et précaire des afficheurs devient les travailleurs de l’affiche, dont trois – Marque, Seguin et Morand – se constituent en « véritables entrepreneurs de l’information ». Cette métamorphose progressive de l’objet affiche ne tient pas seulement à ces entrepreneurs mais aussi à la modification radicale de la morphologie des affiches au milieu du siècle. En 1742, un certain Fournier publie ses Modèles des caractères de l’imprimerie et des autres choses nécessaires audit art, nouvellement gravés. Le typographe met au point quinze ingénieuses capitales de très grand corps entre 1740 et 1760 ; ces grosses lettres ont la particularité d’être allégées à l’intérieur, devenant des capitales « éclairées » et contribuant au succès de la lecture. C’est ensuite François-Ambroise Didot qui, à partir de 1770, par la diffusion auprès des imprimeurs de ses célèbres grands caractères (de 3 à 8 cm), s’impose au cours des décennies révolutionnaires.
Que ce soient des éphémères concernant des ventes, des combats d’animaux, des spectacles ou bien le recrutement militaire, tout n’est pas seulement affaire de caractères : l’introduction d’une illustration, mais surtout la place nouvelle qui lui est donnée, est décisive dans cette évolution. Cette nouvelle conception de l’affiche, cette invention du design graphique, selon l’expression de Laurent Cuvelier, a pour effet une modification des rapports que les passants entretiennent avec ces écrits exposés : il s’agit d’une nouvelle écologie visuelle urbaine. Sur les éphémères politiques qui viennent couvrir les murs à partir de 1790, le recours à la gravure est ainsi une manière, non seulement d’attirer l’œil, mais d’instaurer une relation de familiarité avec les passants, un « dialogue » qui peut devenir complicité lorsque l’affiche est porteuse d’un jeu de mots implicite. Les murs écrits par ces affiches diverses changent l’appréhension de la ville, la constituent en un paysage mouvant. Cette passionnante enquête est riche en illustrations, à la fois au fil du texte et dans deux cahiers iconographiques en couleurs ; et le talent de l’auteur est de produire des descriptions expertes de ces affiches, en ne se contentant pas, comme c’est souvent le cas malheureusement, d’en renseigner le format et d’en donner l’origine et la fonction. Il ne fait pas de son riche corpus une liasse d’archives de plus, il l’active, le redéploie dans l’espace à l’appui de sa démonstration.
Ce paysage se révèle ainsi le fruit d’un capitalisme naissant qui développe une publicité se donnant d’abord à voir par la promotion de la société des spectacles, souvent soulignée, mais qui dévoile celle qui domine au XIXe siècle, à savoir la ville marchande et ses immense murs publicitaires. Cet essor est tel que Cuvelier n’hésite pas à parler de ville-marchandise pour qualifier le sentiment que certains contemporains ont de « la ville captivée ». Pour limiter cette invasion, dans les années 1830, on imagine des mobiliers urbains qui permettent de canaliser autant que faire se peut ce flot d’affiches. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, l’affiche est partout et c’est par la mise en place de diverses réglementations que le pouvoir essaie de la réguler. L’historien consacre une longue partie à l’étude des tentatives de contrôle, avant de montrer comment, dès la fin du siècle, l’affiche, par la familiarité que les habitants ont avec elle, fait l’objet d’un regard ambivalent.
C’est l’un des autres enseignements importants de cette formidable enquête : les Parisiens développent très vite un regard critique. Si les affiches participent d’une éducation populaire de masse, d’un apprentissage de la lecture, elles sont aussi la matière d’un autre apprentissage, citoyen celui-là : on apprend à lire une affiche, à y déceler une publicité mensongère, et si les murs ont la parole, les passants ont un œil qui sait de plus en plus distinguer le vrai du faux. L’historien, empruntant au vocabulaire de mai-juin 1968, propose pour finir une relecture cavalière de la Révolution à travers les affiches. Ce magistral travelling parachève ce bel ouvrage, qui esquisse une continuité forte entre l’histoire moderne de l’écrit et celle de la période contemporaine, renforçant l’idée, chère à Roger Chartier, d’une culture graphique comme pierre angulaire de notre modernité.