Garder une langue

Deux livres qui s’entrecroisent sur le thème de la judéité et de la langue allemande. La traductrice Rosie Pinhas-Delpuech essaie de mieux comprendre l’existence de sa mère qui, heureusement, vécut à Istanbul, ce qui lui permit d’échapper au génocide nazi. Très jeune, elle devint germanophone, et, en dépit des horreurs de l’Histoire, conserva intacte sa passion pour la langue de Goethe. Yves Plasseraud, président du Groupement pour les droits des minorités, évoque une communauté peu connue : les Juifs germanophones, appelés Yekkés. Cette germanophonie entraîna avantages et déboires. Lorsque 100 000 d’entre eux, venus d’Allemagne, arriveront en Palestine entre 1933 et 1940, ils auront beaucoup de mal à se déprendre de leur culture et « de la langue d’Hitler », qui les rendaient impopulaires. Ben Gourion dira même qu’ils devaient effectuer « une révolution mentale » pour devenir de vrais Juifs ! Plasseraud centre sa passionnante et tragique étude sur ceux de Lettonie.

Rosie Pinhas-Delpuech | Naviguer à l’oreille. Actes Sud, 182 p., 19,50 €
Yves Plasseraud | Les Yekkés de Lettonie. Armeline, 226 p., 12 € 

Les parents de la mère de Rosie Pinhas-Delpuech avaient quitté Edirne, refuge pour les Juifs d’Espagne dès 1396, où le choléra et la guerre faisaient rage. Elle naît à Istanbul, probablement en 1919. La petite famille – le père et une sœur sont morts – s’installe au pied de la tour de Galata, dans le quartier européen, ce qui fait dire à l’autrice que cette première adresse déterminera la vie de sa mère et la sienne aussi, en partie. La mère de Greta, Flora, admire Atatürk qui veut que filles et garçons sachent lire et qui leur dédie un jour dans l’année : la « Fête Mondiale des Enfants ». Le quartier est cosmopolite et on y parle de nombreuses langues mais seule l’école allemande dispose d’un jardin d’enfants. Greta est turbulente et a besoin d’un cadre… « Après la Première Guerre mondiale, les Allemands sont perdants face aux Français. Aucune raison de se méfier d’eux. » De plus, « l’éducation allemande offre l’avantage d’une modernité laïque et pragmatique, comme celle que prône Atatürk », alors que les écoles des congrégations françaises sont suspectées de prosélytisme. Greta va donc grandir dans la langue allemande dont elle est fière. Sa fille, au contraire, déclarera qu’elle vivra « un conflit dramatique entre le français du père et l’allemand de la mère, dont seule une troisième langue inattendue, l’hébreu, pourra l’affranchir ».

Bien plus tard, lorsqu’elle regarde le film Shoah de Claude Lanzmann, Greta ne peut s’empêcher de fredonner, à l’unisson avec un ancien nazi à l’écran, un chant qu’elle a appris en 1933 : « Quand les soldats défilent en ville… » ! Sa fille est horrifiée mais il s’agit, en réalité, d’un chant satirique composé en 1839. « J’ai toujours refusé de perdre ma langue maternelle », dit sa mère. Toutefois, Rosie Pinhas-Delpuech fait remarquer que l’allemand n’était pas la langue maternelle de Greta mais que, comme beaucoup de Juifs dans le monde, elle n’en avait pas, sa mère n’ayant guère eu l’occasion de parler un « antique espagnol fossilisé ».

Au lycée allemand, on apprend aussi les chants patriotiques turcs. De grandes fêtes sont organisées pour le dixième anniversaire de la République, auxquelles assistent, entre autres, Molotov et Röhm. Atatürk accueille 144 universitaires juifs dont les philologues Erich Auerbach et Leo Spitzer, le physicien Harry Dembler, sans oublier le musicien Paul Hindemith, ce qui fait dire que « la plus grande et la meilleure université allemande » se trouve à Istanbul. Hitler s’en offusque. Atatürk commente : « Un caporal ne peut pas faire de moi l’instrument de ses crimes ».

À la rentrée de 1933, 343 élèves juifs étudient au lycée allemand, ils seront sept en 1942. Dès 1933, en effet, les nazis surveillent les réfugiés et prennent le contrôle des institutions germanophones. La mort d’Atatürk survient en 1938 et coïncide avec la nuit de Cristal. Néanmoins, Mustafa Kemal a prévu la guerre et sa succession. La Turquie restera neutre. Greta trouve à s’engager comme sténodactylo dans une entreprise allemande et ne cache pas ses origines juives. Le directeur qui l’emploie, admiratif de sa culture naissante, lui prête des livres. L’autrice va poursuivre son enquête en s’interrogeant sur les lectures que faisait sa mère et va tenter de savoir qui étaient les gens de son entourage et ce qu’ils sont devenus.   

Rosie Pinhas-Delpuech | Naviguer à l’oreille. Actes Sud, 182 p., 19,50 € Yves Plasseraud | Les Yekkés de Lettonie.
Vitrail de l’étoile de David sur le mur ouest de la synagogue ashkénaze Schneider à Istanbul © CC-BY-SA-3.0/Roylindman/WikiCommons

Greta tombe amoureuse d’Alfred, « fils désargenté d’une grande famille ». Rosie Pinhas-Delpuech se souvient que, petite fille, elle sentait que l’allemand de sa mère et le français de son père étaient « brouillés, emmêlés, antagonistes ». La guerre éclate. Bien que neutre, en 1942, le gouvernement turc exige que les minorités paient un nouvel impôt. Ceux qui ne peuvent s’en acquitter sont expédiés dans un camp de travail, du côté de la mer Noire. Alfred racontera « les pieds gelés, les rats dans les granges où on les fait dormir et la gentillesse des paysans ». Il revient au bout de quelques mois.  

La guerre est terminée. Rosie Pinhas-Delpuech naît en 1946 et s’aperçoit vite que chacune des langues parlées à la maison a une fonction précise, d’où le titre peut-être : Naviguer à l’oreille. L’allemand est utilisé pour que les enfants ne comprennent pas les propos des adultes, le français pour raisonner, « et l’espagnol domestique, par exaspération ». Le monde allemand est toujours présent par la musique que diffuse la radio familiale. À dix ans, la petite fille assiste à un ballet de Serge Lifar sur la Septième Symphonie de Beethoven : « Ces événements, après la guerre, sont des actes politiques, sociaux, utopiques, pour redonner un visage à la société humaine ». Puis la culture américaine arrive, mais aussi Boris Vian et Mouloudji qui amènent un désir de la langue française. En 1960, l’ambiance change : l’armée turque fait un coup d’État ; le Premier ministre est pendu. Quelques mois plus tard, Eichmann est jugé en Israël. Plus tard, Rosie Pinhas-Delpuech séjournera en France et découvrira Israël. 

Ce livre attachant exprime une soif de culture et fait part de réflexions sur l’histoire et l’existence en traçant un parcours familial difficile que l’autrice parvient à prolonger mais aussi à dépasser. Rien n’est renié ni critiqué dans cette entreprise de compréhension des êtres et des choses dans laquelle les textes, la musique et les langues s’entrecroisent.

Yves Plasseraud retrace l’histoire des Yekkés de Lettonie. Au départ, elle ne se distingue pas de celle des communautés juives qui, venant de Gaule et d’Italie, arrivent en Rhénanie à l’époque de l’Empire romain. Sous la protection des souverains mérovingiens et carolingiens, les Juifs s’intègrent et jouissent d’une large autonomie. Cependant, à partir de la première croisade (1096-1099), extorsions, massacres et expulsions poussent certains à partir s’installer en terre baltique. Ils participent ainsi au développement soutenu par les chevaliers teutoniques, puis par la Ligue hanséatique. Les premières colonies juives permanentes sont attestées à la fin du XVIe siècle, et dans une entité originale : la « République aristocratique de Pilten ». Ses évêques, désireux de développer le commerce, acceptent la présence de Juifs. Cas exceptionnel, dès 1570, ils ont l’autorisation d’acheter de la terre, de construire des bâtiments et d’ouvrir des cimetières. Toutefois, dans le reste de la Courlande, il faut attendre le XVIIe siècle pour que leur condition s’améliore, même s’ils ne sont pas épargnés par les taxes. Dans le duché de Courlande, au XVIIIe siècle, c’est à « un Juif de cour », Aaron Lipman, que l’on doit la modernisation de l’administration. La capitale, Mitau, est une ville prospère et le mélange de populations en fait « un creuset culturel exceptionnel, emblématique de la cité, qui frappait les visiteurs ». 

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Yves Plasseraud détaille la suite de l’existence de cette communauté, en fonction des changements géopolitiques et de la domination russe, à la fin du XVIIIe siècle qui voit alterner périodes de tolérance et de répression. Les Yekkés, réputés pour leur sérieux, leur application au travail et leur curiosité, se soignent auprès de médecins allemands et n’achètent qu’allemand mais sans cultiver la nostalgie de l’Allemagne que leurs ancêtres ont dû quitter. Malgré cela, une partie de la bourgeoisie juive est tentée par la modernité et la langue russe progresse. D’un autre côté, dès le milieu du XIXe siècle, un prolétariat yiddishophone, passé par les yeshivas (écoles hébraïques), adhère à des cercles d’action sociale révolutionnaire qui joueront un rôle en 1905 et 1917. Si l’antisémitisme russe est bien présent, il apparaît aussi dans la bourgeoisie lettone encore très germanisée. Les Juifs miséreux sont l’objet d’un grand mépris. Pourtant, la bourgeoisie yekké reste très proche de la bourgeoisie germano-balte avec laquelle elle s’associe même politiquement lors de l’élection de la Douma de 1906.  

L’entrée en guerre de la Russie en 1914 consolide l’antisémitisme car, pour des raisons de langue, les Juifs sont suspectés d’être proches des Allemands. Des évacuations forcées, loin du front, sont organisées au moyen de trains qui portent l‘inscription : « Espions ». C’est l’époque d’un premier clivage : les Lettons aspirent de plus en plus à une liberté nationale alors que les Juifs se demandent s’ils y auraient une place. La conquête de la Courlande par l’Allemagne, qui veut en faire un duché uni à la Prusse, est plutôt vue favorablement par les populations germano-baltes. La révolution de 1917, de son côté, trouve des échos en Lettonie et beaucoup de Juifs « se jetèrent avec enthousiasme dans le mouvement ». les Bolchéviks sont chassés du pays par la jeune armée lettone, aidée par les Franco-Britanniques. Mais ils reviennent quelques mois plus tard, et le pays vit, de décembre 1918 à mai 1919, sous un régime communiste qui manifeste, en dépit de ses principes, des marques d’antisémitisme. L’Allemagne réattaque, et les jeunes Juifs doivent choisir de soutenir soit les forces nationalistes qui luttent pour l’indépendance contre l’Allemagne, soit les tirailleurs rouges lettons.

Rosie Pinhas-Delpuech | Naviguer à l’oreille. Actes Sud, 182 p., 19,50 € Yves Plasseraud | Les Yekkés de Lettonie.
Musée du ghetto de Riga (Lettonie) © CC-BY-SA-4.0/Laima Gūtmane/WikiCommons

La république est proclamée en 1919. S’opposent les tenants d’un État national letton et ceux d’un État multinational. Les premiers l’emportent mais une loi permet à 77 % seulement – par crainte du communisme – des 100 000 Juifs de devenir citoyens. Cependant, « la Lettonie devient le premier État d’Europe médiane à reconnaître des droits spécifiques aux minorités ». En 1933-1934, le pays comptait 119 écoles juives, certes marquées par des rivalités entre établissements hébraïques et yiddish. De nombreuses personnalités juives brillent dans la vie intellectuelle et les arts. Yves Plasseraud évoque dans le détail cette période qui est également riche politiquement mais avec de nombreux clivages. 

Contrairement aux États voisins, la Lettonie ouvre ses portes aux victimes juives des persécutions nazies. Toutefois, après le coup d’État de 1934, une volonté de « lettonisation » provoque l’expropriation de nombreux industriels, commerçants ou artisans juifs. Des organisations nazies sont à la manœuvre – même si le dirigeant, Karlis Ulmanis, est anti-allemand. Ainsi, l’autonomie des minorités est officiellement supprimée et des hommes politiques de gauche sont emprisonnés, dont beaucoup de Yekkés. Les écoles juives de langue allemande ou yiddish sont fermées au profit d’établissements hébraïques très conservateurs, pour éviter « la dilution d’identité », c’est-à-dire l’intégration !

En juin 1940, l’URSS occupe le pays sans combats. « Des bourgeois et des religieux », dont des Juifs, sont déportés, et une politique délibérée place des Juifs communistes « à des postes visibles et « sensibles » notamment dans la police et l’armée ». Les relations Juifs/Lettons en seront durablement affectées. La Lettonie est « admise » au sein de l’URSS. La composante yiddish est alors favorisée par rapport aux Yekkés germanophones. Cependant, la soviétisation est interrompue par l’invasion nazie. 150 000 personnes, dont des Juifs, s’enfuient en URSS. Les Allemands encouragent l’antisémitisme actif qui perpètre des massacres de rue mais sans provoquer l’assentiment général. Un ghetto de 29 000 habitants est instauré à Riga, puis des exterminations de masse sont programmées sous l’égide de l’Einsatzgruppe A, avec le concours de 1 000 à 2 000 auxiliaires lettons, nombre qui déçoit les autorités nazies. Fin 1941, la plupart des Juifs sont anéantis ; les survivants le seront lors de la retraite allemande. Au total, 70 000 Juifs furent exterminés. 

Devenue une république soviétique, « plus vivable que les autres », la Lettonie n’évite pas la campagne antisémite lancée par Jdanov en 1947. La vie juive doit redevenir clandestine. Au début des années 1980, un assouplissement autorise des départs. La Lettonie recouvre son indépendance en 1991 mais le désir de quitter le pays ne cesse pas, en dépit d’une politique démocratique. Aujourd’hui, la population juive n’est plus que de 5 000 personnes, et elle est majoritairement composée de Juifs russes arrivés après 1945 dont certains sont nostalgiques de l’URSS. Il en va autrement des Yekkés des États-Unis dont les ancêtres avaient quitté l’Empire russe. Marqués par la culture germanique, ils se sont très tôt intégrés, en particulier dans l’élite intellectuelle new-yorkaise. Certains universitaires ont su diffuser des auteurs tels que Foucault, Derrida et Deleuze, qui constitueront la « French Theory » !