Mémoire du ladino

Les ombres cousues part en quête du temps perdu et des traces du ladino, réinsufflant la vie aux défunts et aux exilés d’une famille qui a dû quitter la Bulgarie pour s’installer au Mexique. Poète, la Mexicaine Myriam Moscona s’y fait romancière pour semer les fragments d’une mémoire poignante et espiègle.

Myriam Moscona | Les ombres cousues. Trad. de l’espagnol et du judéo-espagnol par Julie Chardavoine. Lior, coll. « Leçons de vie judéo-espagnoles », 360 p., 20 €

Peut-on imaginer plus belle déclaration d’amour à la langue judéo-espagnole que ces Ombres cousues de Myriam Moscona ? Pour faire vivre le ladino, cette langue de son enfance qu’elle éprouve et conçoit comme l’enfance de sa langue, la poète mexicaine d’origine bulgare s’est faite romancière. Partant sur les traces du passé familial, la narratrice entreprend un voyage d’enquête ou, pour mieux dire, un pèlerinage qui la mène, certes, à Sofia et Plovdiv en Bulgarie mais aussi à Smyrne en Turquie. Son périple ne s’arrête pas là, car l’objet de sa quête, vivant coffret ou musical instrument de sa propre mémoire, de celle de sa famille, de celle de tous les djidyos expulsés d’Espagne en 1492, c’est aussi la langue elle-même. Elle cherche à en retracer l’histoire et à en conter la vie présente à Mexico, Sofia, Thessalonique, Madrid, en Israël et, contemporanéité oblige, sur la Toile.

Voilà qui explique et qui justifie les titres choisis pour deux des six séries de fragments qui s’entrelacent au long du roman : « Carnet de voyage » et « Presse-papiers ». Arrêtons-nous sur le presse-papiers qui apparaît en rêve à la narratrice, joliment métaphorique, mais aussi concret, familier, quotidien. Dès lors que l’on retourne ce modeste objet, il neige de minuscules flocons sur le paysage qu’il contient. L’irrégulière scansion qu’imprime au récit le retour des fragments intitulés « Presse-papiers » rappelle le doux voltigement de ces particules blanches qui retombent çà et là – au hasard, croirait-on. Suivant cette même logique, les fragments des autres séries du récit, « Distance focale », « Moulin à vent », Quatrième mur », « Kantikas », semblent retomber en une quasi-apesanteur pour s’enchevêtrer tels des bribes de souvenirs d’enfance, de rêves et de destins imaginés, de chansons en ladino, se convoquant les unes les autres. Ainsi parcourt-on le labyrinthe narratif du roman, franchissant en espiègles fantômes les murs qui séparent le passé du présent, le rêve de la réalité, la mémoire de l’imagination, la scène de la salle.  

C’est une intuition de poète, voire un coup de génie, que cet abandon résolu d’une volonté d’exactitude du souvenir au profit des incertitudes de la mémoire, de la plasticité temporelle du rêve et de la liberté de la fiction. Car ce choix ne répond pas à la seule conscience contemporaine qu’il est vain de vouloir reconstituer un passé irréfutable mais aussi à l’étonnante condition spatio-temporelle du ladino. Une langue dont l’histoire débute en 1492, lors de l’expulsion des Juifs d’Espagne, un état de l’espagnol qui, déraciné de son territoire d’origine, continue de vivre durant cinq siècles, s’altérant à peine au contact des langues parlées dans les pays où s’établissent les exilés de la diaspora judéo-espagnole. Une langue qui leur tient lieu de terre commune, en mémoire de cette marâtre d’Espagne, passionnément aimée malgré tant de dépit.

Myriam Moscona | Les ombres cousues.
Haggadah de Barcelone. (Espagne, XIVe siècle) (1350) © CC0/WikiCommons

Raconter l’insolite histoire de cette langue de diaspora, partir à la rencontre de ladinophones d’Amérique, d’Europe, du Moyen-Orient, recueillir les mots d’amour qu’ils adressent à leur espanyolit, constater avec une aimable ironie que de dogmatiques linguistes s’affrontent autour de l’orthographe qu’il convient de lui assigner, tout cela, et bien plus encore, s’accomplit au rythme des fragments de la série « Presse-papiers ». Parmi les morceaux de bravoure que celle-ci recèle, figure, face à la copie de l’édit d’expulsion des Juifs signé par les Rois catholiques, un écrit apocryphe de dignitaires juifs de la cour d’Espagne qui défient âcrement l’autorité royale et la religion catholique.  

Encore fallait-il faire entendre le ladino, en faire éprouver la douceur phonétique, la malice et la sagesse lexicales aux lectrices et aux lecteurs des Ombres cousues. Le pari est tenu dans la série « Kantikas », qui fait sonner des chansons que l’on croirait traditionnelles et qui, pourtant, ne sont autres que d’intemporels poèmes de l’autrice. Car la poésie qu’écrit ailleurs, pour ses recueils, Myriam Moscona est en espagnol mais aussi dans un ladino auquel elle apporte la singularité de sa voix et la contemporanéité de thèmes qui s’écartent des chants de nostalgie et d’exil de la tradition littéraire séfarade. Ici, ses « Kantikas » font écho aux autres fils narratifs du roman : elles reprennent sur un mode tout à la fois élégiaque et ludique les visites aux défunts ou leurs irruptions rêvées que narre la série « Moulin à vent », elles reviennent aux scènes et aux émois de l’enfance que fait revivre la série « Distance focale ». Dans celle-ci, le ladino n’est pas chanté mais parlé à deux voix lors des cocasses dialogues qui mettent aux prises l’enfant et sa terrible, tyrannique, inoubliable grand-mère maternelle.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Nommée fort à propos Victoria, arrivée de Bulgarie sur le tard, cette « femme du XIXe siècle », aride de cœur ou peu encline aux mièvreries, entend éduquer sa rebelle de petite-fille selon des principes immuables, la menaçant à la moindre incartade de tous les châtiments du diable. Tout cela dans un ladino si savoureusement expressif que l’enfant, quelque terreur ou quelque rancune qu’elle éprouve, se prend à aimer plus que tout cette langue dans laquelle elle se bat mot à mot pour sa liberté, mais qui la berce aussi, qui l’enveloppe de sa douce chaleur. On rit de bon cœur aux réprimandes de Victoria et aux répliques de la fillette, qui n’a pas, justement, sa langue dans sa poche. Parfois grinçant, le parti pris comique de ces dialogues éloigne tout pathétique de douteux aloi de cette histoire de transmission. Et si l’implacable grand-mère refuse son pardon à l’enfant jusque sur son lit de mort, l’adulte qu’est la narratrice sait dire sa gratitude à l’aïeule qui lui a appris « los byervos y las dichas », les mots et les dictons. L’amour, on le sait, n’est pas fait que de bons sentiments et la relation de l’enfant à Victoria permet d’en dire toute l’ambivalence, qui rappelle fort celle du lien des Sépharades à l’Espagne. L’un des charmes de ces Ombres cousues, soit dit en passant, vient de ce que la version française du roman a conservé les poèmes et les passages écrits en ladino, flanqués ou suivis de leur traduction.  

"
La poésie qu’écrit Myriam Moscona est en espagnol mais aussi dans un ladino auquel elle apporte la singularité de sa voix et la contemporanéité de thèmes qui s’écartent des chants de nostalgie et d’exil de la tradition littéraire séfarade.

Les souvenirs qu’égrène la narratrice dans la série « Distance focale » allient avec justesse le net de l’affect infantile et le flou du temps écoulé, saisissant sur le vif les membres de sa famille d’exilés lors de scènes tantôt drolatiques tantôt poignantes. Surgissent ses parents, épargnés par la Shoah mais trop tôt perdus ; sa grand-mère paternelle, qui n’aime guère les rabbins ; ses oncles, dont l’un, éberlué, voit surgir sur l’écran de sa télévision l’ami de son enfance bulgare Elias Canetti, à qui l’on remet le prix Nobel de littérature, tandis que l’autre, enrichi au Mexique, se montre vicelard avec sa nièce ; une cousine rapace, enfin, qui s’empare de la maison maternelle en Bulgarie. Morts ou vivants, ils déambulent dans les labyrinthes des rêves – un palais en cire de bougie, un salon de musique soudain apparu dans la minuscule maison de la narratrice, une pièce cachée derrière une fenêtre insoupçonnée – qui se succèdent et parfois se répondent en variations dans la série « Moulin à vent ». Justice poétique est alors faite : la monnaie de sa pièce est rendue à l’oncle incestueux ; l’opprobre est jeté sur la cousine ; la clairvoyance maligne de la grand-mère Victoria, saluée ; l’amour des parents, célébré dans une vision digne d’un tableau de Chagall ; la gratitude de la mère envers le Mexique, dite entre de pudiques larmes, à sa fille costumée en belle de Puebla, le jour de la fête nationale. La science du rêve de Myriam Moscona est celle d’une poète, qui connaît les secrets ressorts par lesquels s’accomplissent les désirs – et les deuils.  

De cet élan élégiaque, empreint d’un prodigieux désir, viennent ces mots adressés à la mère apparue en rêve : « Maman, je suis ta mère, je suis ta sœur, je suis ton fils, je suis moi, regarde mes allergies enflammées, regarde comme je me soumets, regarde comme je te chante, danse cette valse, regarde comme j’ai appris ta langue, regarde comme je me glisse dans ton monde, regarde comme je porte l’étoile jaune, regarde cette bactérie qui me ronge les bras, regarde-moi transformée en toi, regarde comme je te cours après dans la rue, regarde comme j’invente ta mort, ne m’ignore pas, maman, je t’ai apporté un petit pain tout juste sorti du four, je t’ai apporté une photo du camp de Dachau, je t’ai apporté ma fille, regarde-la bien, elle a l’air de venir des Balkans, comme toi, regarde, je t’ai apporté une goutte de sang. Ouvre la bouche. » 

Si la morte ne reconnaît pas la vivante, la narratrice trouve une consolation dans une phrase d’Albertine disparue sur les palais des contes orientaux – rêvés ou réels ? Ainsi va la mémoire, dont ces Ombres cousues, se moquant de l’espace et du temps, de l’exil et de la mort, rendent si bien l’effet et la force de vie. Cette vie qu’elles insufflent à ceux qui sont partis, à ceux qui sont restés, à la langue, vivante encore, dont les braises rougeoient.