Signe des temps ? On n’en finit pas de scruter chez de grands écrivains des indices de judéité nichés dans les recoins de leur inconscient. Après le cas (fort) contestable de Proust, celui qui l’est moins de Kafka, serait-ce le tour de Stefan Zweig ? Sous le titre (acceptable) de « Cosmopolite », l’archiviste du fonds en langue allemande de la National Library de Jérusalem s’est attelé à la tâche à partir d’un fragment de la correspondance de l’auteur.
Ont été rassemblées 120 lettres et cartes postales adressées à 43 destinataires, « comportant des passages importants et circonstanciés sur divers aspects et problèmes de la judéité, même si, dans certaines d’entre elles, le thème se cachait entre les lignes ». C’est peu de le dire, mais force est d’admettre que Zweig, né en 1881 dans l’Empire austro-hongrois devenu l’Autriche et contraint à l’exil, ne pouvait, à l’instar de Proust et de Kafka, disparus bien avant lui, faire l’impasse sur sa condition de juif. Écrivain prolixe, il excella dans des biographies historiques aussi variées que celles de Fouché, le « mitrailleur de Lyon », Marie-Antoinette, Balzac, Stendhal, Tolstoï, Dostoïevski, pour les principales, et, si l’on exclut la jeune paralytique de La confusion des sentiments qui est juive, l’auteur d’Amok et surtout de ce formidable tableau de l’Europe d’avant la catastrophe qu’est Le monde d’hier ne traita guère du thème juif. Ce dernier apparaitrait dans moins d’un pour cent de l’ensemble de sa correspondance estimée à 25 000 lettres, comme on peut le lire dans la préface. Le temps cependant d’avoir des phrases fortes qui feraient presque rêver aujourd’hui, ainsi sur le rôle du judaïsme qui devait être « le ferment et le lien de toutes les nations », comme il l’écrivit en 1917 dans une lettre à Abraham Schwadron. Ou encore : « Je ne veux pas trop me fixer sur une idée précise de la judéité, car elle fluctue en moi au gré de la marée montante et descendante » (à Marek Scherlag, décembre 1913).
Grâce à la présence d’un index nominatif (dont on félicite l’éditeur, tant nombre de ses semblables s’en dispensent), on repère ceux (pas vraiment celles) avec lesquels il entretient une correspondance abordant peu ou prou ce thème : l’écrivain et ami de Kafka, Max Brod (sept occurrences), le philosophe Martin Buber (neuf occurrences), Sigmund Freud (neuf occurrences), Romain Rolland (dix occurrences), Franz Werfel (sept occurrences), Meir Willner (douze occurrences) et enfin son homonyme et non parent Arnold Zweig (quatre occurrences).
Ces occurrences, correspondant à des lettres adressées à la personne elle-même ou à des lettres dans lesquelles la personne est mentionnée, donnent une assez bonne idée de la nature des liens entretenus ainsi que de la teneur de la correspondance. Avec Martin Buber, tout d’abord, dont Zweig est admiratif et dont il apprécie le sionisme « éclairé » sans y adhérer ; mais il soutiendra, sans jamais y contribuer, la revue Der Jude fondée par le philosophe. Martin Buber, à qui il écrit, autre phrase forte qui résonne si fort en nous aujourd’hui où le nationalisme, en Israël comme de par le monde, se répand : « Je ne suis pas fier de la judéité, car je refuse d’être fier d’un accomplissement qui ne viendrait pas de moi, de même que je ne suis pas fier de Vienne bien que j’y sois né, et que je ne suis pas fier de Goethe parce que nous avons la même langue commune, ou des victoires de « nos armées » pour lesquelles mon sang n’a pas été versé » (8 mai 1916).
Zweig est alors occupé à la rédaction de Jeremias, œuvre qui se déroule lors de la prise de Jérusalem en 586 av. J.-C. et dont les protagonistes sont juifs pour la plupart, mais qui est surtout une œuvre pacifiste. Buber, à l’idéal de nouvelle patrie (Sion) duquel il oppose le sien, qui est celui de l’éternelle absence de Heimat (patrie). « Buber, écrit-il plus tard à M. Schwadron, désire la nation juive, et je vois dans toute forme de nationalisme le danger d’une division, de la fierté, de la délimitation et de la vanité. » Mais il aura un désaccord plus important encore avec lui. Lorsque, à la suite de la Première Guerre mondiale, l’Empire austro-hongrois s’effondre, il justifie la responsabilité qui fut imputée à ceux qu’il appelle « les meneurs juifs », accréditant ici la fameuse « Dolchstosslegende », la légende du « coup de poignard dans le dos ». Les révolutionnaires juifs, si nombreux, inquiètent le pacifiste : ne risquent-ils pas de réactiver l’antisémitisme ?
Ce thème reviendra dans ses lettres tout au long de la période qui va d’une guerre à l’autre. Effrayé par les révolutionnaires, il est cependant outré par l’assassinat en janvier 1919 de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, « tués comme des chiens », écrit-il à Jean-Richard Bloch le 6 septembre 1920. Englobant Liebknecht (qui n’était pas juif), il parle de ces « Juifs panhumains » comme Rosa Luxemburg et Gustave Landauer (également assassiné) qui, « méconnaissant le peuple allemand, rêvaient, dans leur idéalisme, qu’on pourrait changer un peuple militariste, qui ne connait que la joie d’obéir ou de commander, en peuple démocratique ».
L’avenir, hélas, lui donnera raison et, en 1933, après la prise du pouvoir par les nazis et, notamment, en mai de la même année, l’autodafé des livres, dont les siens, sur la place de l’Opéra à Berlin, il sortira de l’apolitisme que lui avait reproché Hannah Arendt. Il restera toutefois prudent. Prudent et désillusionné, privé de perspective. N’écrit-il pas, comme une sorte de prémonition, en mars 1933 à l’éditeur Ben Huebsch : « Aujourd’hui il est question en Allemagne d’exterminer d’un point de vue matériel et moral tous les Juifs – de laisser mourir de faim médecins, avocats, musiciens, écrivains, et ce sera élaboré méticuleusement, comme l’organisation allemande infernale est capable de le faire » ? Comme pour d’autres, écrire sera sa planche de salut.
Dès lors, Zweig s’inquiète de tous ses amis frappés par le même sort que lui, ramenés à leur condition de Juifs, notamment de Joseph Roth que l’alcool tue à Paris. « La seule chose que l’on pourrait lui souhaiter, écrit-il en avril 1936, serait d’être sous les verrous pendant deux-trois mois, pour un délit mineur ; il n’y a sans doute pas d’autres moyens de l’empêcher de boire. » Si Freud revient souvent sous sa plume, dans sa correspondance avec lui dont on sait qu’elle fut importante (voir le livre préfacé par Roland Jaccard, Stefan Zweig, Sigmund Freud. Correspondance, Rivages, 2013), il n’est guère question du thème juif et, dans le corpus ici présenté, il n’apparait qu’en filigrane. C’est surtout avec le journaliste yiddishisant Schalom Asch et l’écrivain Arnold Zweig, déjà en Palestine, que, poussé par les circonstances, il s’entretient sur l’identité juive et le projet sioniste.
Horrifié par l’attentat que commirent des terroristes nationalistes juifs contre la revue Orient, en langue allemande (et à cause de cela !), publiée à Haïfa par son homonyme, Zweig lui écrit en juillet 1938 qu’il désespère de trouver un lieu où aller. Même l’URSS, s’indigne-t-il, refuse son accès aux persécutés ! Il ne comprend pas ces « 400 000 Juifs restés en cinq ans en Allemagne (et des gens riches, justement les gens riches) ». En quoi nous savons maintenant qu’il se trompe, tant sur le nombre bien inférieur que sur le qualificatif, les Juifs riches étant déjà partis pour la plupart. Pour poursuivre par cette phrase qui traduit son désespoir au plus haut degré : « Quand les Juifs deviennent sentimentaux, ils sont plus bêtes que les nègres et c’était par sentimentalisme, par affection, par fidélité pour l’Allemagne qu’ils sont restés. » Son suicide au Brésil en 1942 l’empêchera de mesurer à quel point l’Allemagne leur en a été reconnaissante. Mais, de retour d’une tournée de conférences aux États-Unis, où il défend « la cause juive », il confie en février 1939 à Arnold Zweig « l’isolement des Noirs » en Amérique, dans lequel il a cru voir se refléter celui des Juifs. Qui est-on, s’interroge-t-il en octobre 1939, lorsqu’on n’a ni foi religieuse, ni volonté d’être juif ? « Nous sommes des anomalies incarnées, nous vivons et pensons dans une langue qui nous est arrachée, nous vivons, sans être tout à fait liés au destin d’un pays qui nous tolère à peine. […] comme il serait commode d’être sioniste ou bolchévique. »
Dans la dernière lettre ici présentée et datée d’octobre 1941, Zweig écrit au rabbin germano-brésilien Henrique Lemle, lequel fera quelques mois plus tard son éloge funèbre, avoir reçu « une éducation très laxiste en matière de foi religieuse » et, pour cette raison, décline l’offre d’une intervention à la synagogue de Rio de Janeiro. Bien qu’élève de Theodor Herzl qui fut son mentor intellectuel lorsqu’il était le brillant intellectuel viennois bien connu, bien que resté lié à Martin Buber, tout comme ce dernier, résume Denis Charbit dans sa postface, Zweig redoutait encore et toujours « la réduction potentielle du sionisme à un nationalisme obtus » : ce nationalisme naissant et violent qui conduisit son homonyme, Arnold Zweig, à quitter la Palestine à la veille de la création de l’État hébreu pour rejoindre l’austère Allemagne de l’Est. Ces lettres nous rappellent une catégorie de Juifs plus a-sionistes qu’antisionistes, qui furent majoritaires en Europe avant la Seconde Guerre. On ne se lasse pas de lire Stefan Zweig.