Deux grands esprits

La figure de Nietzsche n’apparaît guère dans les livres publiés par Michel Foucault. C’est pourtant un des auteurs qu’il a le plus lus. Mais il lui paraissait « important d’avoir un petit nombre d’auteurs avec lesquels on pense, avec lesquels on travaille, mais sur lesquels on n’écrit pas ». Foucault lisait la plume à la main ; sa pensée se développait dans l’acte d’écrire, si bien que la masse de ses écrits outrepasse de beaucoup celle des livres qu’il a publiés. On peut y trouver trace de ses lectures nietzschéennes.

Michel Foucault | Nietzsche. Cours, conférences et travaux. EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 410 p., 28 €

Les responsables de la collection « Hautes Études » se sont donné pour tâche de réunir en un volume les témoignages du travail de Foucault sur Nietzsche que l’on a pu tirer de la boîte de la Bibliothèque nationale de France contenant ses archives. Il ne s’agissait pas de rassembler tout ce qu’il serait possible de trouver concernant la relation de Foucault avec cet auteur qu’il a lu assidument mais sur lequel il n’a à peu près rien publié. Pas non plus de reconstituer un livre fantôme qui aurait été inabouti pour des raisons circonstancielles. Il n’y a pas de livre de Foucault sur Nietzsche parce qu’il n’a pas voulu qu’il y en ait un. Il n’y a même pas quelque chose de comparable aux Pensées de Pascal ou aux fragments posthumes de Nietzsche, des morceaux rédigés mais tenus à l’écart en attente d’une éventuelle publication. On pourrait dire des différents textes rassemblés dans ce Nietzsche qu’ils sont évidemment « de travail » mais aussi « en travail ». C’est d’assister à cet accouchement, souvent laborieux, d’une pensée qui est passionnant.

La masse d’écrits publiés maintenant ne vise pas à une exhaustivité qui, de toute manière, n’aurait guère de sens s’agissant d’un penseur qui réagissait à tout ce qu’il était en train de lire en écrivant à son tour. Ses auditeurs l’ont même vu corriger par écrit le cours qu’il était en train de prononcer et dont la version écrite était déjà plus longue que ce qu’un professeur a le temps de dire en une heure. On pouvait publier les pages de préparation de ses cours et de certaines conférences, à condition de ne pas s‘attendre à trouver des textes déjà rédigés comme pouvaient l’être ceux de Jean Beaufret ou de Heidegger. On est tantôt devant des notes préparatoires à un exposé oral, tantôt devant un magma dans lequel il est difficile de voir clair parce que ce n’est pas clair pour Foucault lui-même. C’est ce qui fait tout l’intérêt de ce recueil, et aussi sa difficulté de lecture : il n’est pas rédigé.

Il s’ouvre sur les fiches préparatoires à des cours donnés à Vincennes en 1969-1970. Pour diverses raisons, liées en particulier à l’agitation post-soixante-huitarde, cette année universitaire n’a pas été très remplie et nous ne disposons que de quatre leçons, complétées par des notes préparatoires à trois autres leçons dont on ne sait si elles ont été prononcées ni quand elles auraient dû l’être. Et donc données en annexes. Cet ensemble, auquel on pourrait donner pour titre Nietzsche et la généalogie, développe une réflexion approfondie sur la deuxième Considération intempestive et sur le § 337 du Gai Savoir, une page qui regroupe un grand nombre d’éléments figurant dans divers textes, donnant à celui-ci une densité et une richesse dont la difficulté est accrue par un mode d’expression plus poétique que discursif. 

Michel Foucault  Nietzsche Cours, conférences et travaux
« L’Arbre de Vie », Gustav Klimt (1919) © CC0/WikiCommons

L’enjeu en est la notion de « sens historique », qui va se trouver développée dans celle de généalogie, au cœur du nietzschéisme de Foucault. Encore faudrait-il parvenir à lui donner une formulation strictement conceptuelle que notre lecteur reconnaît « pas facile » à dégager. Il faudrait au moins expliciter les différences exactes entre les notions de commencement, d’origine et d’histoire. En se donnant cette tâche, Foucault cherche moins à élucider ce qui a pu être l’intention de Nietzsche qu’à en suivre le cheminement pour tracer sa propre route. 

La suite de la démarche apparaît à l’occasion d’un cours donné en mars-avril 1970 à l’université du Colorado et de conférences prononcées un an après à l’université McGill de Montréal. Donc dans la foulée des cours vincennois. Il s’agit cette fois d’analyser les liens entre la connaissance et le désir, ce qui ouvre vers la thématique de l’histoire de la vérité. Les cours de Vincennes pouvaient encore être tenus pour une tentative d’élucidation de la pensée de Nietzsche. Avec ces conférences, Foucault développe une pensée qui s’en éloigne pour devenir la sienne propre. Il part, en effet, du thème de la généalogie pour développer l’idée d’une « histoire de la vérité », destinée à lui assurer une légitime popularité puisque c’est sans doute elle que mettrait en avant qui voudrait caractériser d’une formule la pensée de l’auteur d’une Histoire de la sexualité, d’une Histoire de la folie, d’une Archéologie du savoir. Il est toutefois difficile de prêter à Nietzsche une telle pensée car, même dans La volonté de puissance, la référence principale de Foucault sur cette question, ce n’est pas la vérité qui est censée avoir une histoire mais la volonté de vérité, telle que le christianisme en a fait un de ses thèmes de prédilection. 

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Ce refus de toute objectivité de la vérité a pu justifier les foudres de Jacques Bouveresse dans l’un de ses derniers livres. On peut aussi regretter que la dimension antichrétienne disparaisse dans les lectures nietzschéennes de Foucault. Mais c’est que l’on est déjà ailleurs. Bouveresse défendait Nietzsche contre l’usage qu’en fait Foucault. Louable intention, à ceci près que Foucault ne prétendait pas expliquer Nietzsche mais s’en servir pour élaborer sa propre conception. Ce pourquoi il n’a publié aucun livre sur l’auteur de La volonté de puissance.

Le recueil publié cette année se clôt sur quatre travaux consacrés à Nietzsche au début des années 1950. Il peut s’agir de cours prononcés rue d’Ulm ou d’ébauches portant sur « la philosophie », « la psychologie », « la pensée grecque » et de fragments divers. Antérieurs d’une vingtaine d’années aux cours vincennois, ils sont, d’une certaine manière, plus aboutis, comme pourraient l’être des cours à peu près rédigés. Bref, ils sont écrits. C’est aussi que Foucault est à un moment de son dialogue avec Nietzsche où il s’efforce de comprendre aussi précisément que possible ce que celui-ci a voulu dire. Vingt ans après, les choses sont plus confuses parce qu’il a été ébranlé et qu’il construit ce que nous connaissons comme la pensée de Foucault. Quitte à ce que soit brouillée l’image de Nietzsche.

Ouvrir cette boîte d’archives nous fait assister au travail créateur d’un philosophe qui a marqué son temps. Sa généalogie en quelque sorte. Cela importe davantage que les désaccords que l’on peut avoir, si fondés qu’ils puissent être.