Le volume que la Pléiade consacre à D. H. Lawrence offre l’occasion de se (re)plonger dans l’œuvre d’un écrivain qui, pour Marc Porée, maître d’œuvre de cette publication, était « hétérodoxe de bout en bout » et a « toujours privilégié l’écart en toute chose ». La nouvelle traduction et la présentation qu’il fait avec Laurent Bury des deux plus célèbres romans de l’auteur (Femmes amoureuses et L’amant de Lady Chatterley) et de trois de ses « novellas » (« La coccinelle », « Le renard » et « La poupée du capitaine ») en sont des preuves éclatantes. En effet, la fiction de D. H. Lawrence possède une singularité, une intensité, une « physicalité », qui choquèrent à son époque et troublent encore aujourd’hui. Lawrence défendait, bien sûr, ses choix romanesques : « Quiconque me lira, écrivait-il dans une lettre, sera jeté, bon gré mal gré, dans la mêlée ; et si cela ne lui plaît pas – s’il préfère un confortable fauteuil d’orchestre – qu’il lise quelqu’un d’autre. » EaN a demandé à Marc Porée d’évoquer quelques traits particuliers de cette « mêlée » lawrencienne.
Quelle place occupe D. H. Lawrence dans la littérature anglaise ? Peut-on définir son type de sensibilité romanesque ?
Par la chronologie, D. H. Lawrence est moderniste, contemporain de Woolf, Eliot, Joyce, Mansfield. À ce titre, son entrée long overdue (tardive) dans la Pléiade vient à la fois réparer une injustice, combler un vide et restaurer un chaînon manquant. Désormais, le fils de mineur dort dans des draps de cuir serti à l’or fin et a pour compagnons de chambrée Woolf et Joyce, qui le prenaient de haut et avec lesquels il va pouvoir régler des comptes sur un pied d’égalité. Toutefois, dans le milieu littéraire des années 1920, il est l’un de ceux dont la conscience et la mémoire sont les plus ouvertement lyriques. De fait, sa véritable lignée est romantique, ce qui accentue son décalage. Ses « phares » ne sont autres que William Blake (pour son apocalyptisme), P. B. Shelley (pour son prophétisme), John Keats (pour son sensualisme). C’est un romantique étymologiquement « enthousiaste » et « radical », d’une subjectivité intense et forcenée. Pour ce qui est de la littérature victorienne dont il se démarque, notamment avec Femmes amoureuses, on citera quand même le nom de Thomas Hardy, à qui il consacre une longue étude critique, laquelle témoigne de sa fascination pour le romancier des passions issues de la campagne anglaise. Pour ce qui est de ses héritiers, enfin, ils sont peu nombreux, en dehors, peut-être, du poète Dylan Thomas. C’est à la fois son drame et sa chance – il reste unique et singulier.
Comment pourrait-on décrire son art romanesque ?
Deux modalités complémentaires de Lawrence romancier sont présentes dans le volume de la Pléiade – il aurait fallu deux, voire trois volumes pour les illustrer toutes. J’ai écarté le versant idéologique qui a beaucoup vieilli, pour ne retenir que sa passion pour la fiction à l’état impur. L’amant de Lady Chatterley est un roman presque à l’ancienne, classiquement construit autour d’une intrigue amoureuse, la liaison transgressive entre une lady et un garde-chasse. C’est d’ailleurs la principale vertu – j’emploie le mot à dessein – du livre que d’aborder cette question épineuse entre toutes avec les moyens de la fiction. Lesquels ont trop longtemps été occultés par le succès de scandale. Or, Lawrence reste un écrivain, avec ses trucs et ses ficelles, son savoir-faire, qu’on lui conteste bien à tort. S’inscrivant dans la longue histoire du roman anglais (roman gothique, roman épistolaire, roman régional, roman d’apprentissage, etc.), L’amant de Lady Chatterley se lit quasiment comme un page-turner. Au pôle opposé, Femmes amoureuses (que nous aurions souhaité renommer Amantes) entend déconstruire le roman bourgeois, celui que vomissait Virginia Woolf, désintégrer le personnage (devenu état allotropique), dynamiter la fiction pour faire entrer dans la brèche ainsi créée le chaos et l’informe, dans sa version la plus fractale et poétique. Lawrence n’est guère aimable, mais on ne peut qu’aimer l’intensité qu’il met à concevoir des couples qui s’entredéchirent, des pulsions qui s’imposent, des images (de sang, de feu, de noirceur) qui vous hantent jour et nuit. Adepte de la répétition au sens musical et incantatoire du terme, il décevra les puristes du style, mais comblera les partisans d’une écriture d’écorché vif, greffée autant sur les humeurs que sur l’inconscient et le tuf d’origine. À la charnière entre ces deux extrêmes, j’ai tenu à faire figurer le Lawrence de la forme brève (nouvelles et novellas), où il donne souvent le meilleur de lui-même, en prenant comme objet principal ce qu’un Pierre Michon nommerait les « Puissances ». En l’espèce, les puissances d’envoûtement du récit, quand le renard fraîchement sorti du bois montre le bout de sa queue…
Quelles questions se sont posées pour la traduction ?
Je me suis efforcé d’associer ce qui se trouve souvent dissocié : expliquer à la faveur de l’appareil critique, privilège rendu possible par le modèle « Pléiade » qu’on ne remerciera jamais assez, en quoi Lawrence est terriblement anglais, par sa religiosité, le rapport compliqué au corps et au sexe, le puritanisme des origines qui ancre profondément l’écrivain dans la culture britannique, et rendre la traduction aussi française que possible, en travaillant pour cela le rythme, la cadence, l’oralité – le parler villageois, le parler mineur, le parler aristo, sans oublier la langue du sexe. Et puis, pour la petite histoire, pendant tout le temps qu’a duré le chantier Lawrence, je tâchais de garder sous les yeux deux cartes postales. L’une, en noir et blanc, représente le chevalement d’un puits de mine, quelque part dans le nord de la France. L’autre, en couleur, reproduit un tableau du peintre symboliste Maurice Denis, Ève dans la forêt (1924). Une femme nue y trône au centre d’une clairière, reluquée par un personnage puissamment faunesque. La mine et la minette, en somme.