Entre Kiffe kiffe demain (Hachette littératures, 2004) et Kiffe kiffe hier ?, vingt ans se sont écoulés. Un bond de deux décennies dans la vie de Doria, la narratrice, mais aussi dans celle de l’autrice, Faïza Guène, qui a connu avec le premier de ces livres un succès foudroyant. Cette suite raconte, à travers les yeux d’une jeune femme lucide, un pays qui se transforme, sans doute pas pour le meilleur.
Les deux récits commencent un lundi, mais, au lieu d’être assise dans le bureau de sa psy, comme quand elle avait quinze ans, Doria est cette fois active, elle doit emmener son fils à l’école, et elle est en retard… C’est une des différences les plus notables entre les deux romans, la Doria adolescente regardait ce qui l’entourait sans trop pouvoir agir. Elle chroniquait son univers restreint, intime, à travers ses yeux de jeune fille de cité, naïve. La Doria trentenaire est, elle, dans l’action : elle s’occupe de son enfant, se sépare de son mari, et analyse un pays et une époque entière depuis sa position de femme, mère célibataire, d’origine arabe, vivant dans une autre cité.
Les nouveaux personnages qui peuplent le quotidien de Doria sont donc : son fils, dont elle espère faire « une bonne personne », même si « élever un garçon est une mission à haut risque » ; son futur ex-mari, Steve, qui « à l’origine, n’est pas né dans une famille musulmane comme vous l’aurez sans doute deviné (indice : prénom + prépuce) ». Conquis par les appels publicitaires, il est devenu obsédé par l’idée de devenir propriétaire d’un appartement : « La promesse d’une vie rêvée pour un gars comme Steve, un homme marié, père, et surtout, heureux détenteur d’un contrat de vendeur chez Darty. »
Cette suite est aussi l’occasion de prendre des nouvelles des personnages connus et aimés dans Kiffe kiffe demain. La mère de Doria qui a appris à lire à près de cinquante ans, qui s’est mise à travailler dans la petite enfance, et est devenue la chouchoute des bobos de son quartier, quitte à être un « cliché embuant » : « J’ai une nounou extra, Yasmina, t’as pas idée comme elle est douce et chaleureuse. En plus, elle cuisine divinement bien et elle est géniale avec les mômes, je t’assure, tu devrais l’appeler de ma part, Gonzague et Séraphine l’adorent ! Elle leur parle même en arabe ! » Il y a aussi Hamoudi, l’ami voyou-poète de Doria, qui a viré conspirationniste et qui revient sur sa relation avec Lila et sa fille ; et enfin tante Zohra, son mari à mi-temps (six mois par an en France, six au bled avec la deuxième femme), et ses fils.
Pour ce qui est des personnages « secondaires », toujours succulents dans les romans de Faïza Guène, on peut citer : la directrice de l’école de son fils, spécialiste de la culpabilisation ; ses « collègues maman », en djellaba léopard ; et le cycliste du genre « exaspérant avec son casque en polycarbonate aux sangles réglables et son arrogance d’ex-Parisien mal adapté »…
Doria regarde tout ce beau monde depuis Bondy, sa banlieue qu’elle voit changer de visage et dont « une bonne partie de la population a disparu, absorbée par l’augmentation des prix et recrachée plus loin, toujours plus loin ». Les banlieues se transforment à cause de la gentrification, mais pas que. En dehors des nouvelles résidences, dans les cités, les changements sont plus profonds. Faïza Guène en fait une histoire accélérée éclairante et touchante. Elle remonte à « 97 et à ceux qui sont devenus « les grands frères » de tout le monde. On se souvient de leurs fameuses rondes dans le quartier, ils se promenaient affublés d’un tee-shirt jaune sur lequel était floqué le mot MÉDIATION ». Les grands frères, c’étaient des « repris de justice pour faire la loi ». À partir de leur expérience, ils parlaient aux jeunes pour les informer des risques de la délinquance. Le programme n’a pas duré très longtemps, il a suffi d’une nouvelle élection pour qu’il soit arrêté : « À juste titre, ils [les grands frères] se sont sentis trahis et utilisés, ce qui les a poussés à appliquer le contraire de tout ce qu’ils avaient prôné à leurs petits frères des semaines durant, c’est-à-dire : foutre la merde. » Ils ont été remplacés par le groupe des « gamins blancs, des AirMax et de longues barbes », formé de jeunes convertis à l’islam et d’hommes plus âgés passés par les Balkans et l’Afghanistan, qui avaient « décidé d’œuvrer sur le territoire national, au pays du fromage, de la baguette et de la blessure coloniale mal cicatrisée ». Leur discours était sensiblement différent, et les jeunes perdus ont vite été convaincus : « il avait suffi de flatter leur besoin d’être quelqu’un ».
Ce basculement a eu des conséquences sur tous les rapports et les interactions dans les cités, jusqu’au lien mère-fils. Voir les jeunes à la mosquée a d’abord été rassurant pour les mères à une époque où « on venait à peine de se relever d’une hécatombe causée par l’héroïne » mais, vite, les fils sont devenus des juges, ils ne cautionnaient plus la façon de vivre des parents, remettaient en cause les traditions et se retournaient contre leur mère. « C’est surprenant quand ton gosse de 17 ans te dit droit dans les yeux : « Maman, tout ce que tu m’as appris sur Allah et son prophète, c’est n’importe quoi, t’as rien compris. » Faut se l’encaisser ça, surtout que tu trimes depuis ton arrivée en France, et que t’espères que lui s’en sortira mieux que toi grâce à tes sacrifices. »
Au-delà des cités, l’autrice analyse plus largement l’image et la place des Arabes et des musulmans en France : l’incarnation du mal absolu. « Le russe a été la langue du diable pendant des décennies avant qu’il choisisse l’arabe LV2. » Retrouvant la tonalité exacte (humour et franchise) du personnage d’adolescente qu’elle a créé il y a vingt ans, alors qu’elle en avait elle-même dix-neuf, Faïza Guène la fait grandir sous nos yeux. Elle la fait gagner en lucidité et forcément en désillusions, mais aussi en assurance. Ses considérations concernent maintenant également la géopolitique. « Je remarque aussi en regardant avec attention ce planisphère qu’avant on pouvait écrire le mot Palestine noir sur blanc sur une carte (ndlr). Et je me dis aussi que l’Histoire nous prouve qu’on fait rarement disparaître le nom d’un pays sur une carte sans un bain de sang préalable (cf. Yougoslavie, Zaïre, Palestine). »
Dans kiffe kiffe demain, des centaines de milliers de lecteurs curieu, ont lu ce qu’avait à raconter une adolescente de cité touchante et un peu perdue. Ce qu’elle a à leur dire aujourd’hui est sans doute plus difficile à entendre. Parce que Kiffe Kkffe hier ? est – sans en avoir l’air – un roman ample et politique, ce qui accentue encore plus l’impact des réflexions pertinentes qui le jonchent. Il mérite donc qu’on s’y intéresse tout autant.