La rhétorique des démagogues

Difficile de rendre compte d’un livre pétillant, tout feu tout flamme dans la joie d’épingler la langue, nos médialectes, la langue confisquée car d’autres paroles, politiques, managériales, s’y incrustent. Classiquement, les élites et les politiciens méprisent, tandis que la plèbe hait sans jamais produire les mots de son discours. Ainsi sommes-nous condamnés à n’agir « qu’afin de… » sous l’injonction du monde qui agit « à fin de », selon une finalité construite. Philippe-Joseph Salazar s’insurge devant nos finalités sans socialité où se perd la possibilité de faire cité. C’est en philosophe et en rhétoricien qu’il scrute cette brutale stérilisation qui engendre les conservatismes, y compris en leurs formes canoniquement de gauche.

Philippe-Joseph Salazar | Contre la rhétorique, Comment les mots des démagogues prennent le pouvoir. Cerf, 192 p., 22 €

Dans l’affaire, l’émergence d’Internet, donnée ici en 2004, la contradiction s’effondre, la pure dématérialisation des hommes rend l’opposition à sa simple fiction convenue ailleurs, par les producteurs de langage. Le langage étant aussi production et « marchandise », la parole américanisée – dollarisée, prouve-t-il en la posant sous son enjeu de militarisation de la pensée – n’est pour les perdants que raison perdue sans possibilité d’adaptation de groupe qui fait la raison et la loi. Fini le récitatif à la française dont il reste à la fois amoureux par l’opéra et en tant que spécialiste (voir ses premiers travaux, Le culte de la voix au XVIIe siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Champion, 1995). De roman national possible, il ne posera plus loin que deux « chansons », la Chanson de Roland et l’Internationale, de quoi irriter les tenants, avec Marc Bloch de Jeanne d’Arc et de la Fête de la Fédération de 1790, D’ailleurs, un quasi-exergue met en alerte le lecteur quand la rhétorique souhaitée inclut, aux côtés de Marc Fumaroli et de Guy Debord, des talents et penseurs pour le moins divers, l’abbé Maury, brillant thuriféraire de la contre-révolution, qui, en son parcours plus que chaotique, gagna et perdit au fil des régimes tous les honneurs, cardinal et comte, archevêque de Paris, par deux fois admis à l’Académie française, avant d’en déchoir pour échouer dans la prison du château Saint-Ange à Rome.

Par ses références en langues multiples contrôlées par un très vif souci des actualités gestionnaires qui interviennent dans le champ discursif et une érudition très cosmopolite, Salazar ne se charge pas seulement de pister ce qui ruine nos jours, la possibilité d’exister pour soi et d’être autre chose qu’un clone d’absence à soi sous le régime d’une éloquence réglée, imposée, managériale. Sa rigueur repose sur une information qui ne fait grâce de rien aux nouveaux systèmes mis en avant par la langue politique des porte-parole d’où découle le parcours de l’élaboration des lois. Ainsi s’est verrouillée toute possibilité de renversement dialectique, ce qui est parfaitement ravageur ; dès lors, toute rhétorique apparente se bornera à quelques anaphores d’estrade. L’issue du livre est sans espoir : les déclassés, mais « bourgeois » par simple habitude numérique, devraient dire : « on nous extermine », mais on leur a ôté les mots pour le dire.

Philippe-Joseph Salazar, Contre la rhétorique, Comment les mots de démagogues prennent le pouvoir
« Démocratie funambule sur une estrade entourée de musiciens et de spectateurs étrangers » (XVIIIᵉ s.) © CC0/Musée Carnavalet/ Histoire de Paris

Loin de toute possibilité de parole engagée dans la société, la langue du socius de surcroit virtuel, n’est plus qu’inanité de l’infans, qui ne peut dire sans les appuis, sa gens, non plus que la force de ses amitiés, la force de ceux qui nous sont nécessaires. Ainsi s’évacue toute dignité de l’acteur et du citoyen au sens d’Aristote. Ne subsiste que le cri, la protestation à la marge des mots ; ils mettent en évidence la souffrance mais sans action ni sortie possible de l’infériorité sociale. La combinatoire des flux verbaux qui décident de la gestion de la société use de trois ou quatre ruses bien apprises : on vous écoute, je peux changer ou, à l’inverse, rien d’autre n’est possible et, enfin, il en a peut-être toujours été ainsi. Rien de neuf, dira-t-on quant au fond, d’autant que l’auteur est sur ce créneau avec une grande continuité mais l’apport de cet essai est de se situer au cœur des contraintes linguistiques et du détournement de ce qui devrait être l’outil de pensée et de débat en démocratie.

Vaste problème, a-t-on envie de dire, mais l’affaire tourne court, quand tout n’est plus qu’utopie molle et que les terrains perdus n’étaient, bien sûr, même pas idylliques. Les points d’ancrage qui subsistent sont repris du Pasolini de 1975, moins prophète qu’observateur de temps qui, pour être déjà anciens, ne sont  pas révolus quand, dans ses Lettres luthériennes, il déconstruit le progressisme de gauche déjà voué à l’échec. Mais rien n’occupe le champ ainsi libéré, seuls les éléments du puzzle ont changé.

Emporté par son côté jaculatoire, une signature d’écrivain, l’auteur qui a fait ses écoles, et pas de marketing commercial comme tant d’autres, écrit du point de vue de Sirius, soit du Cap (Capetown), loin du tout-Paris, mais au carrefour de toutes les langues et de tous les mondes. Il en traverse les univers linguistiques dans la joie de la virtuosité qui entraîne. Peut-être y a-t-il aussi, de façon sous-jacente, le vague chagrin de ne pas user au quotidien de la langue mère. Et comme l’homme est sorti de Tarbes, on a envie de rappeler que c’est aussi par atavisme inconscient qu’il se situe dans la pure tradition des pères de la doctrine chrétienne qui y enseignaient avant 1789, celle qui veut que l’on parle à tous. En sus, quand on est proche de l’Espagne, la saeta inspirée est de mise les jours de célébration, De quoi aimer la pointe qui singularise et réveille. Pari réussi, car il n’est pas de chapitre qui ne stimule notre esprit dans la veine des Vindiciae contra Tyrannos de 1579, mais en recentrant ce qui fait examen de conscience sur notre soumission à l’état présent de nos usages du langage par où se stérilise toute ambition possible.