Des librairies indépendantes boycottent Vincent Bolloré et son empire éditorial toujours plus étouffant – bien aidé par l’emprise d’autres milliardaires fascistes, à l’instar de Pierre-Édouard Stérin. Cela dit assez à quel point le fascisme contemporain a pénétré le monde des livres et des idées le plus quotidien. En dehors des enquêtes sur la fascisation en cours, on peut repérer des indices plus diffus de ce phénomène dans d’autres ouvrages savants consacrés à diverses formes d’oppressions qui partagent toutes le fait d’avancer à visage découvert, interrogeant l’attitude du travail de la connaissance face à son ambition politique : comment fait-on la généalogie savante des désastres et des échecs politiques sans colère, sans préjugé, sans désespoir ?
Félix Tréguer étudie les technologies de surveillance policière. Benjamin Lemoine, les fonds dits vautours qui poursuivent les États en développement devant les tribunaux new-yorkais. Dans leurs ouvrages respectifs, de nombreuses pages sont consacrées aux conventions, conférences, « journée technico-opérationnelle de la sécurité intérieure dite Technopolice ». Les acteurs de ces domaines présentent des diaporamas, blaguent sur leur dernier échec, se gorgent de leurs trophées (avoir immobilisé un avion présidentiel ou bien vendu des centaines de caméras inutiles à une ville), détaillent leur vision de l’avenir et les stratégies pour y parvenir. Avec des méthodologies et des objets d’étude fort différents, les deux chercheurs se font parfois reporters, opérant même des glissements stylistiques vers le genre journalistique pour incarner ces scènes souvent frappantes, apporter de l’humour, une distance proprement littéraire par rapport aux autres pages.
La nécessité de ces mouvements d’écriture est immédiatement apparente : stupéfier, faire saisir soudain à quel point cela ne devrait pas être. De tels discours tenus publiquement sont horrifiants : les avocats d’affaires qui balaient les crises financières et leurs cortèges de morts et de vies amputées dans une mélasse moralisatrice et réaliste, les bureaucrates de la technopolice qui asservissent les êtres à des surveillances sans autre fin que le contrôle de tout. Y compris des requins : on surveille aussi les requins de la Réunion pour repérer parmi eux les individus réellement dangereux pour les baigneurs. Ces discours sont publics et pourtant il faut les publiciser pour que la conscience de leur horreur infuse réellement. Il faut très certainement y lire une urgence politique que le sérieux des auteurs interdit de formuler explicitement : malgré les généalogies des techniques de surveillance policière ou de l’impérialisme juridique états-unien, on aboutit à ces réunions et discours ayant pignon sur rue, dans l’ignorance démocratique du plus grand nombre. Désespoir des généalogies et des enquêtes savantes : ils ont gagné, le terrain est perdu.
Bien sûr que rien n’est jamais aussi désespéré et que le triomphe pornographique des oppressions n’est pas total. Félix Tréguer remonte l’histoire : avant l’IA, il y avait la smart city devenue safe city, jusqu’à l’ordonnateur statistique d’André-Michel Guerry au XIXe siècle, jusqu’à l’invention même de l’urbanisme comme moyen d’une police des populations. On parcourt les scènes : un ancien camarade de Tréguer est devenu « flic-machine » à Denver et emmène son ami français, sociologue et gauchiste, pour une tournée de police. Le poids de la vidéo, la déshumanisation technologique absolue des interactions déjà si inhumaines entre le flic et tout autre, les alertes informatiques incessantes, les rapports d’intervention à remplir constamment sur des tablettes numériques. Le technoflic est déjà là, instrument oppressif lui-même discipliné, constamment contrôlé par l’appareil technologique qui l’arme toujours plus brutalement. On ouvre enfin des perspectives de lutte et d’enquête.
Mais à chaque instant, on reprend, hébété, la liste des « ne s’en cache pas ». Un PDG de start-up contacte la Quadrature du Net où milite Félix Tréguer car il voudrait mettre un peu d’éthique dans ses logiciels de surveillance. Le député Philippe Latombe donne un spectacle comique devant d’autres PDG, la patronne de la vidéosurveillance au ministère de l’Intérieur, des lobbyistes. Là, il se flatte de voter avec l’extrême droite, évalue à la décennie près la systématisation de la reconnaissance faciale, explique comment faire accepter ces dispositifs que tout le monde abhorre, rêve de contrôle social comme en Chine. Cédric O, ministre, ne s’en cache pas : la question de la surveillance policière est d’abord économique. Philippe Latombe ne s’en cache pas, Darmanin ne s’en cache pas. Personne ne s’en cache et peu importe. La Quadrature du Net invente le terme de Technopolice, puis ils se rendent compte que les policiers eux-mêmes l’ont utilisé. Le marketing avant la dignité, bien sûr.
Ces scènes qui échappent au genre de l’essai ou de l’enquête savante mais en sont pourtant solidaires invitent à une lecture morale de ce qui nous est donné à comprendre. La dimension édifiante de ces tableaux est indéniable et ne peut être balayée au nom d’une neutralité et objectivité qui serait propriété d’apolitiques savants et savantes bardées de diplômes : cette morale est constitutive de la question que posent ces textes, de plus en plus nombreux. Ce qui n’est que logique, comme le montre Benjamin Lemoine dans son travail sur les fonds vautours – c’est-à-dire les hedge funds s’enrichissant en poursuivant en justice les États en faillite. Dans de nombreux entretiens, dans des descriptions de conférences collectives de la profession, Benjamin Lemoine donne à voir un discours moralisateur en réalité central pour ces acteurs d’une activité indéfendable : grâce à eux (peu de « elles » dans ce milieu), les États honorent davantage leurs dettes. Grâce à eux, les promesses électorales sont plus raisonnables. Grâce à eux, un ordre international existe en pratique. Et les millions de vies détruites, ce n’est pas à cause d’eux, mais à cause de dirigeants imprudents.
Coexistence proprement schizophrénique dans le même discours d’une revendication morale et d’une gloriole de banquier charognard : je lutte par mon action contre la corruption du monde ; je me flatte d’avoir humilié le président du Pérou en immobilisant son avion. Bien évidemment, ces discours sont opportunistes et ces banquiers de Wall Street sont prêts à se dédire, à se contredire sans cesse en fonction de leurs intérêts. Il n’en reste pas moins que leur discours reste sans cesse centré sur une prétention morale d’autant plus efficace qu’ils ont participé à déréguler les relations internationales à un point tel qu’effectivement leur fonction est indéniable dans la finance mondialisée actuelle. Le remarquable travail généalogique de Chasseurs d’État est celui de cette dérégulation, qui est en réalité une attaque extrêmement puissante et de très long terme sur l’idée de souveraineté (il en a fallu des efforts pour qu’on trouve normal de juger un État devant les tribunaux de Wall Street), et in fine sur celle de public et de privé. La richesse, c’est privé. Si un État déclare que ses richesses sont publiques, il sera traîné en justice.
Le moralisme du banquier charognard. Ce pourrait être une perversion inouïe, mais il s’agit plus globalement d’un tour d’esprit et d’un langage dont Benjamin Lemoine montre l’influence culturelle immense, mondiale. Ce qui est le plus captivant n’est pas ce qui change au gré des intérêts de ces personnes-là, mais ce qui reste : il y a une détermination morale et idéologique extrêmement puissante chez ces personnes, qui leur permet de supporter l’infamie première de leurs discours pour les imposer partout. La vertu de la surveillance policière. N’est-ce pas déjà la marche suivie ?
Les enquêtes déraillent sur l’indignité de ce qu’elles voient et ne peuvent penser sans ce déraillement. Chez Benjamin Lemoine, cela apparaît sous forme d’encarts, comme pour marquer typographiquement le statut à part de scènes qui ne parviennent pas à intégrer l’académisme du texte, mais qui lui sont malgré tout nécessaires. Pour Lemoine comme pour Tréguer, ces scènes sont explicitées, on raconte comment elles ont suscité rires et discussions avec leurs proches. Point commun éloquent, pour deux livres par ailleurs très difficilement comparables.
Ces scènes sont des fables morales où se lit le vertige contemporain face au triomphe des oppressions les plus connues, aux exactions les plus insupportables, aux obscurantismes les plus obvies. Les résistances anciennes ne sont pas mortes, elles ont tout de même beaucoup échoué. Tellement échoué qu’en réalité l’injustice se dit tout haut, tout le temps. L’aboutissement des deux histoires est celui d’une impunité et d’une omnipotence de chacune des deux logiques : la technopolice s’installe comme irrémédiablement ; des fonds de pension mafieux invalident des politiques nationales. C’est l’ordre des choses actuel, personne pour le désordonner.
Enquêtes à fables qui disent, par la nécessité littéraire d’inventer d’autres façons d’écrire au sein des discours les plus académiques, l’urgence d’agir sur ce monde en déroute. Enquêtes à reportages pour raconter qu’il se dit très publiquement des avenirs atroces : il n’y a pas là excès de critique ou de « politique », simplement acte de présence et de témoignage. Contre la politisation des discours, le rappel de la présence. Ces encarts dans la grande enquête académique sont d’autres manières d’écrire, qui soulignent à quel point il faut de nouvelles manières d’être pour comprendre et agir sur ce monde où l’oppression s’étale encore une fois sans aucun fard. Étho-poïétique, si l’on veut, manières d’être ou de faire, dont seules de nouvelles manières d’écrire peuvent aviver la conscience. Les plus belles pages de ces deux livres sont celles où leurs auteurs font comprendre comment le déplacement induit par le déplacement de l’écriture et de l’enquête les a fait douter de leur propre manière de faire : c’est l’ami devenu flic masculiniste ; c’est la rationalité implacable du banquier charognard, ce sont tous les désastres qui mènent le monde à sa perte mais en semblent la seule logique.
Les manières d’écrire sont un appel à d’autres manières de lire. Ni la certitude de penser justement parce qu’on est objectif (on se demande bien ce qui pourrait l’être aujourd’hui) ni les certitudes théoriques de tous les progressismes autoproclamés ne peuvent faire l’économie d’une confrontation plus honnête à cette réalité-là : no pasaran, mais ils ont déjà passé à bien des endroits. La séduction de ces livres réside aussi dans le fait qu’ils actent, peut-être inconsciemment et peu importe, la possibilité d’un monde trop éclairé pour y porter une nouvelle clarté théorique : y penser, c’est guetter l’obscur. C’est écrit là, c’est sous nos yeux, mais on peine souvent à le lire comme à le voir, tant ce sont les mouvements minuscules, préférablement aberrants, qui comprennent au mieux les pénombres.