Plusieurs ouvrages renouvellent les réflexions sur le nationalisme en s’appuyant sur la Russie et les mouvements populistes européens. Une manière de réfléchir sur les racines profondes de la guerre russo-ukrainienne, mais aussi sur ses prolongements et ses connivences à l’Ouest.
Il est des essais qui tombent à point nommé alors que les processus qu’ils désignent étaient en cours depuis plusieurs décennies. Sortant de l’éternelle vision d’un Kremlin qui ne fonctionnerait qu’autour d’un seul homme, issu des services secrets et devenu autocrate en quelque vingt années, le chercheur Jules Sergei Fediunin s’attache à pister les différentes formes de nationalisme présentes en Russie et renforcées depuis la fin de l’URSS.
Au fil de cette histoire des idées nationalistes russes, il met en lumière la pluralité et la plasticité de mouvements qui s’adaptent aux circonstances et se moulent sur les ressentiments de la population. Plusieurs facteurs y contribuent, dont l’arrivée de millions de travailleurs migrants non slaves dans les grandes villes de Russie, les deux guerres de Tchétchénie qui provoquent la stigmatisation des peuples « de nationalité caucasienne » dans l’imaginaire collectif. Il faut y ajouter des dynamiques postcoloniales que la Russie a en partage avec l’Europe, tout en refusant le terme de colonialisme appliqué à ce qu’elle considérait comme son « étranger proche ».
Retracer cette évolution, c’est éclairer les principaux épisodes qui vont marquer l’histoire russe contemporaine, comme si nationalisme et guerre ne faisaient qu’un. Est d’abord dressée une « démocratie de façade » qui parvient à réunir économie de marché et absence d’État de droit, reformulée plus tard par l’avantageuse formule de « conservatisme éclairé ». La recherche de la bonne formule reste très présente dans la conduite de l’État. Mais les managers du Kremlin hésitent : va-t-il s’agir d’un pays européen, suivant un développement particulier, ou d’une « civilisation à part entière », dépassant alors les frontières d’un État ordinaire ? Les idéologues, historiens, publicistes, sont appelés à la rescousse. Alexandre Douguine, l’un des plus fameux d’entre eux, répond sans ambages : « la Russie ce n’est pas la Fédération de Russie. […] C’est le monde russe, une civilisation, un des pôles du monde multipolaire que nous sommes obligés de devenir ». Cette vision sera souvent exprimée par Vladimir Poutine, comme lors de son adresse à l’Assemblée fédérale de mars 2014, au moment de l’annexion de la Crimée, affirmant que le peuple russe était « le plus grand peuple au monde à être divisé par des frontières. »
Les différents courants qui composent ce paysage des nationalismes russes vont être galvanisés par la guerre en Ukraine. Mais, plus évident encore que ce ressort, l’auteur met en lumière l’antagonisme croissant entre un État qui se construit, l’Ukraine indépendante, et un autre État en perte d’identité ou en quête identitaire. Comme l’énonce l’historien Igor Torbakov, « la construction d’une nation ukrainienne oblige à reconstruire la nation russe ».
À cet égard, la révolution de Maïdan de 2014 provoque un « grand schisme », selon les mots de l’auteur, dans l’univers du nationalisme russe : d’un côté, un nationalisme qui conforte le régime ; de l’autre, des nationalismes d’opposition, ethno-nationalistes, qui affirment les intérêts du groupe majoritaire – russe – et sa primauté sur l’État. La confrontation a lieu, d’abord par des échanges plus ou moins musclés. La crainte de la victoire de l’Ukraine est ouvertement affirmée : si l’Ukraine soutenue par l’Occident gagne cette guerre, prévient l’ethno-nationaliste Alexandre Khramov, la Russie sera disloquée en « une multitude de micro-États » et le peuple russe « annihilé ».
Sont également mis en lumière les débats sur la manière de faire la guerre, son rôle symbolique pour la population. Les formulations ne sont pas choisies au hasard : il s’agit d’une « opération spéciale », car le terme de guerre est réservé aux attaques de l’Ouest, « à l’élan supposément belliciste de l’OTAN ». Mais, guerre ou opération, celle-ci est également chargée d’une mission politique : faut-il faire de l’opération une « guerre populaire » qui rallierait les masses ou la « guerre totale » souhaitée par les ultra-nationalistes et qui implique une large mobilisation ?
On a un aperçu de ces batailles au sommet quand s’élèvent des critiques, d’abord tolérées, contre Sourkov, l’idéologue du Kremlin, le ministre de la Défense Choïgu ou le chef des armées Guerassimov. L’ultra-patriote Igor Strelkov forme le Club des patriotes en colère, traite Choïgu de « maréchal bidon » et les dirigeants russes de « gnomes du Kremlin ». De nombreuses erreurs sont ouvertement dénoncées dans la conduite de la guerre, à l’exception bien sûr du 24 février 2022. L’empoignade culmine avec Prigojine qui dirige le groupe militaire privé Wagner, et sa tentative de rébellion de juin 2023. C’en est trop. Il ne faut pas déstabiliser le pays avant les élections et il faut reprendre au plus vite la main sur les milieux ultra-patriotiques dont la conduite avait été précédemment tolérée. Prigojine meurt et Strelkov est incarcéré. Fin de l’acte I.
Pourtant, dès septembre 2022, tout est déjà sur la table et la victoire de Kiev est redoutée : « S’il faut choisir entre une victoire ukrainienne et une guerre nucléaire mondiale, la guerre nucléaire est préférable », énonce l’intellectuel de la droite conservatrice pro-Kremlin Iegor Kholmogorov. Jules Sergei Fediunin, dont l’objet d’étude est le rapport entre guerre et nationalisme, ne s’interdit pas d’étendre son sujet à d’autres contrées. Certes, note-t-il, les nationalismes en Russie, Chine ou Iran sont tous différents. Mais ils partagent selon lui un socle commun : la reproduction des hiérarchies de genre, la pratique d’une forme de masculinité violente, la discrimination à l’égard des femmes, la stigmatisation des personnes LGBTQ+. Ainsi fait-il le lien avec le retour de la présidence Trump, contribuant à la montée, écrit-il, d’un « ordre international illibéral ».
Bien que son approche soit de nature différente, l’essai de de Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt Paris-Moscou rejoint et prolonge l’enquête précédente, mais en changeant de focale. Les chercheurs suivent l’axe Paris, Berlin, Moscou, avec les divers effets boomerang d’une longue histoire. Ils insistent sur la spécificité du cas français, depuis le mouvement national-populiste des années 1930 jusqu’à la formation du Front national en 1972. C’est un peu le voyage inverse de celui de Fediunin, éclairant ce système de va-et-vient entre Moscou et Paris, qui nourrit toutes les positions « ultra » et dont la rhétorique reste proche : « contre les nazis libéraux, les soutiens des LGBT, de l’Ukraine, du sionisme et des flux migratoires, énonce Douguine, il existe au sein de l’Occident des partenaires, au premier chef en France ». Et de citer Marine Le Pen, Alain Soral ou Michel Onfray… Dans ce mouvement, là aussi le conflit en Ukraine ouvert en 2014 constitue le moment où tous les fils se rejoignent, de Fillon à Zemmour qui assure que « l’Ukraine n’existe pas », que son unité est une « chimère » et félicite la Russie pour sa « résistance » à « l’impérialisme de l’OTAN ».
Dans un ouvrage publié en anglais, la chercheuse française Marlène Laruelle va encore plus loin, du moins sur le plan géographique, avec ce qu’elle appelle « les extrêmes droites enchevêtrées, une histoire d’amour intellectuelle russo-européenne au XXe siècle [1] ». On touche ainsi progressivement au cœur de la vie politique contemporaine et des débats qui l’agitent. Le goût des extrêmes est dans l’air du temps et il est contagieux. Et ceux qui imagineraient que les idéologies sont passées de mode, et ne se renouvellent guère depuis le siècle qui vit s’opposer fascisme et stalinisme, en sont pour leurs frais.
[1] Marlène Laruelle, Entangled Far Rights: A Russian-European Intellectual Romance in the Twentieth Century, University of Pittsburgh Press, 2018.