Portrait d’une démocrature

Dans Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne, Hatem Nafti interroge le régime autoritaire de Kaïs Saïed comme un révélateur des failles historiques, des dynamiques sociales et des imaginaires politiques qui traversent la Tunisie. Loin d’être une simple analyse de l’actualité politique, cet ouvrage plonge dans les profondeurs de l’histoire tunisienne pour mettre en lumière les ressorts idéologiques et politiques qui structurent ce régime.

Hatem Nafti | Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne. Préface de Gallagher Fenwick. Riveneuve, 302 p., 13,50 €

Hatem Nafti ne se contente pas de décrypter le parcours politique de Saïed et son arrivée au pouvoir : il montre comment son régime met en scène des pratiques, des discours et des mécanismes qui font ressurgir les fondements cachés de l’histoire politique tunisienne, façonnés par des décennies d’autoritarisme et de tensions sociales. L’essai propose ainsi une double lecture : celle d’un moment politique précis et celle d’un système structurel qui transcende les époques. En mobilisant un panel de références tunisiennes, conférant ainsi profondeur et légitimité à son analyse, l’auteur puise habilement dans les travaux de nombreux intellectuels, journalistes et hommes politiques tunisiens (le politologue tunisien Hatem M’Rad, Adnan Mansar, intellectuel et homme politique proche du CPR (Congrès pour la République) de Marzouki, ou encore Sadok Chaabane, ancien ministre et universitaire pro-Ben Ali) pour étayer son propos et décrypter la « démocrature » de Kaïs Saïed. En mobilisant ces voix tunisiennes, Nafti évite l’écueil d’une analyse purement extérieure et offre au lecteur une immersion authentique dans la complexité du paysage politique et intellectuel tunisien. Cette approche renforce la finesse de son propos, permettant une compréhension fine de ce qui est à l’œuvre dans la Tunisie contemporaine. Elle met également en lumière la richesse et la vivacité du débat intellectuel tunisien, malgré les contraintes imposées par le régime actuel. Ainsi, l’ouvrage de Nafti ne se contente pas d’analyser la démocrature tunisienne de l’extérieur, mais il donne la parole à ceux qui la vivent et la pensent de l’intérieur, offrant une perspective originale.

Hatem Nafti défend une thèse forte : Kaïs Saïed incarne une aspiration autoritaire qui dépasse sa personne et s’inscrit dans une histoire longue. Élu président de la République en 2019 sur fond de rejet des élites post-révolutionnaires, Saïed a su capter un imaginaire collectif marqué par une défiance envers la démocratie représentative et ce qui est perçu comme ses avatars : l’islam politique, l’insécurité, la corruption, les excès en tout genre sous couvert de liberté. Ce rejet des institutions démocratiques, perçues comme inefficaces ou corrompues, réactive une tradition politique tunisienne centrée sur la figure d’un État fort et centralisé. L’exemple de l’administration est assez éclairant de ce point de vue. Nafti retrace cette tradition en remontant à l’époque beylicale, où l’administration jouait déjà un rôle structurant dans le maintien de l’ordre et du pouvoir. Il montre comment cette logique s’est poursuivie sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, pour devenir l’une des « colonnes vertébrales » du système politique tunisien. En ce sens, Kaïs Saïed ne représente pas une rupture, mais bien une continuité : il s’appuie sur une haute fonction publique habituée à suivre un donneur d’ordre unique, une structure administrative qui a souvent résisté aux changements démocratiques initiés à partir de 2011. Le président tunisien a su devenir un acteur permettant la convergence des « vaincus » de 2011 issus de l’ancien régime et des perdants de la transition démocratique, qui, n’ayant pas pu « faire leur place » sous la démocratie tunisienne, ont décidé d’explorer d’autres horizons.

Hatem Nafti, Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne
Rencontre entre le ministre des Affaires étrangères grec et le président tunisien Kaïs Saïed (2020) © CC-BY-4.0/ Υπουργείο Εξωτερικών/Flickr

L’essai explore également la façon dont le régime de Kaïs Saïed exacerbe des tensions sociales et culturelles latentes, longtemps occultées par le « mythe tunisien ». Ce mythe, forgé sous Bourguiba et consolidé sous Ben Ali, projetait l’image d’un peuple homogène, moderne et tolérant. La transition démocratique a révélé les multiples facettes de la société tunisienne : conservatrice, religieuse, clanique, rongée par la tentation du racisme et de la violence. Le discours de Saïed met en lumière ces fractures et érige en normes ce qui, d’ordinaire, restait dans l’ombre. Par exemple, Saïed a mobilisé un discours xénophobe et complotiste sur la question migratoire, reprenant des théories comme celle du « Grand Remplacement ». Ce positionnement a non seulement alimenté des violences contre les migrants subsahariens, mais aussi mis en lumière un racisme latent qui fait partie des non-dits et des impensés de l’histoire tunisienne.

Nafti examine également les pratiques politiques de Kaïs Saïed pour en révéler la dimension historique. La centralisation du pouvoir, la marginalisation des corps intermédiaires et la désintermédiation via les réseaux sociaux sont autant de stratégies qui, bien que contemporaines, trouvent leurs racines dans des dynamiques politiques plus anciennes. L’auteur met en relief un paradoxe central : celui d’un « populisme sans le peuple ». Bien que les scrutins organisés depuis le coup d’État de 2021 aient enregistré des taux de participation historiquement faibles, Saïed parvient à maintenir une emprise sur une partie de la population en véhiculant un narratif complotiste qui cible de manière aléatoire les journalistes, les hommes d’affaires, les militants des droits de l’homme, les migrants, etc. L’auteur explore ainsi la manière dont Saïed s’appuie sur une nébuleuse idéologique mêlant pensée islamique classique, nationalisme arabe et socialisme afin de restaurer un autoritarisme, mais qui s’appuie sur un inconscient collectif dans lequel le mépris du peuple reste un pilier de la vie politique.

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L’un des apports majeurs de l’ouvrage de Nafti est sa capacité à relier les dynamiques actuelles à une histoire refoulée. En retraçant les continuités entre les régimes autoritaires du passé et la démocrature de Saïed, il offre une lecture historique des pratiques politiques tunisiennes. L’auteur montre comment des éléments considérés comme modernes (l’exemple du parti Al Watad, parti marxiste-léniniste et panarabe, est particulièrement éclairant) ont en réalité servi à masquer des logiques autoritaires. En convoquant des intellectuels tunisiens, des journalistes d’investigation et des sociologues, il enrichit son propos et ancre son analyse dans une perspective locale. Cette démarche donne à voir une Tunisie complexe, traversée par des tensions et des contradictions, bien loin de l’image idéalisée qui prévaut à l’échelle internationale.

Avec Notre ami Kaïs Saïed, Hatem Nafti propose une exploration fascinante de l’histoire cachée du pays, révélant comment les pratiques et les discours du président tunisien réactivent des dynamiques qui travaillent profondément la société tunisienne. L’ouvrage invite à une réflexion sur les continuités historiques et les fractures sociales qui façonnent la Tunisie contemporaine. Il s’agit d’une contribution essentielle pour comprendre, non seulement les dérives autoritaires actuelles, mais aussi les tensions qui traversent les démocraties émergentes.