« L’accident n’existe pas » : Jackson Pollock et les images cachées

Le musée national Picasso-Paris présente une centaine d’œuvres appartenant au foisonnement des premières années créatrices de Jackson Pollock, entre 1934 et 1947. Années d’apprentissage ou de tâtonnement, les productions de cette période ouvrent des possibles : expérimentations (par exemple de la sculpture ou de la gravure), dialogues avec d’autres peintres (notamment avec son frère Charles), questionnements, assimilations diverses allant de l’art primitif Haida aux muralistes mexicains (Orozco, Siqueiros, Rivera), du surréalisme aux amitiés new-yorkaises, de la psychanalyse de Carl Gustav Jung aux propositions théoriques de John D. Graham.

| Jackson Pollock : les premières années (1934-1947). Musée national Picasso-Paris. Jusqu’au 19 janvier 2025

L’intérêt de cette exposition, qui réunit des œuvres importantes faisant partie de grandes collections internationales, est de proposer un récit concis mais complexe d’intentions artistiques majeures. Parler exclusivement des premières années de Pollock, qui s’est formé au régionalisme social d’un Thomas Benton durant la Grande Dépression des années 1930, présuppose bien sûr ce qu’on ne verra pas dans ces six salles du musée Picasso : les monumentaux drippings numérotés qui marquent un accomplissement (mais non une fin) entre 1947 et 1950. Comment dès lors raconter et montrer un processus qui conduit à ce moment radical et éblouissant de l’art du XXe siècle ?

Dit autrement, en empruntant ici les mots toujours éclairants de Michael Baxandall au sujet d’une œuvre de Picasso, cela conduit au fond à viser une impossibilité : « Il est clair que le tableau [de Pollock] suppose des milliers de décisions positives ou négatives, de perceptions et d’anticipations dont nul récit ne saura restituer la complexité » (Formes de l’intention, éd. Jacqueline Chambon, 1991, p. 113). Décisions, perceptions, anticipations : c’est pourtant bien à cela qu’on assiste lorsqu’on parcourt cette exposition, où l’arrière-plan des grands drippings ou pourings ne nous quitte jamais totalement, comme une image cachée, une image de dessous, dont on attend le surgissement avec une sorte de jubilation, sachant qu’on a affaire à un absolu de l’art moderne. 

Jackson Pollock, Musée Picasso 2024
« Mask », Jackson Pollock (1941) © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris 2024

En 1938, Pollock peint une huile sur toile qu’il intitule Image masquée (Masqued Image, collection du Modern Art Museum of Fort Worth), et qui indique un dialogue en cours avec Picasso et notamment avec son tableau majeur La jeune fille devant le miroir (MoMA,1932), confrontant image et reflet, masculin et féminin, découpant un tableau dans le tableau, démultipliant les visages. Avec Image masquée, peinte par l’artiste à l’âge de vingt-six ans, on entre résolument dans le miroir présenté dans le chef-d’œuvre de Picasso : le recul qui est autorisé par la peinture à tous égards réfléchissante du maître espagnol n’est plus possible. Autour du spectateur, les masques tourbillonnent incessamment, entraînant notre regard pris d’ivresse dans un mouvement perpétuel. Ainsi, dès cette huile de 1938, comme plus tard dans Birth (Tate, Londres,1941) qui rappelle que Pollock voit Guernica dès mai 1939 à la Valentine Gallery, puis lors de la rétrospective Picasso au MoMA (1939), l’espace où il projette sa lecture du legs picassien est en pleine métamorphose. Ce qui s’était élaboré avec Picasso et s’est ensuite développé sur un mode épique chez les muralistes mexicains se transforme avec Pollock en un espace de conflit, en un champ de forces où percent l’angoisse personnelle et celle d’une époque en détresse, mais aussi la possibilité d’une nouvelle naissance.

Lorsqu’il quitte New York avec son épouse, la peintre Lee Krasner, et qu’ils s’installent dans une ferme de Long Island, Pollock peut non seulement développer des pièces monumentales, mais aussi peindre au sol, en commençant par la série des Accabonac Creek et notamment The Key (La Clé, The Art Institute of Chicagooù rôdent avec persistance les fantômes des figures de Guernica.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Comme le souligne dès le début l’exposition, sculptures et masques des natifs américains ont également une grande importance dans ces années conduisant à une série de décisions artistiques majeures de la part du peintre né dans les grandes plaines de l’ouest (Wyoming). Quand on réfléchit à la place occupée par le motif du masque et des visages dans son œuvre durant plus de dix années, on s’étonne un peu moins qu’il ait jugé bon de le retrouver après la période des drippings. Il ne s’agira pas tant d’un retour à la figuration ou d’un renoncement à l’abstraction, après 1950, que d’une volonté de laisser remonter les masques à la surface comme dans Echo en 1951. Oui : écho du passé, d’un passé qui n’a pas été totalement enfoui dans l’immense rituel gestuel qui rendra le peintre légendaire.

Une personnalité est mise en avant par l’exposition, parce qu’elle fait figure de pionnière, bien avant Clement Greenberg, dans la reconnaissance du travail conduit par Pollock : il s’agit de l’artiste et théoricien John D. Graham (1886-1961), né en Ukraine, qui en avril 1937 fait paraître un article dans le Magazine of Art intitulé « Primitive art and Picasso ». Pollock lui prête une grande attention, notamment pour tout ce qui concerne la doctrine de l’inconscient : « Il faut comprendre que l’inconscient est le facteur créatif, la source et le réservoir du pouvoir et de toute connaissance passée et à venir, souligne Graham. […] La plupart des gens perdent l’accès à l’inconscient vers l’âge de sept ans. Ce barrage est quelquefois temporairement forcé par des expédients tels que le danger ou la tension nerveuse, l’alcool, la folie ou l’inspiration. Ce libre accès à l’inconscient existe encore, à des degrés divers, chez les primitifs, les enfants et les génies » (cité par Irving Sandler, Le triomphe de l’art américain. L’expressionnisme abstrait, t. 1, éd. Carré, 1990, p. 108). 

Et Graham de signaler les réalisations des Tlingits, des Kwakiutls, des Haidas, dont la vocation serait de mettre au jour par le totémisme les puissances de l’inconscient avec lesquelles un dialogue vital s’instaure. La visite en 1941 de l’exposition du MoMA, Indian Art of the United States, où l’on voyait un grand mât Haida et qui permettait d’assister à des démonstrations de peinture de sable, confirme Pollock dans son intention de faire de la surface du tableau un champ de bataille hanté tout autant par les motifs picassiens que par les mythes amérindiens empruntant la voie des masques

Jackson Pollock, Musée Picasso 2024
« Male and Female », Jackson Pollock (1942-1943) © Pollock-Krasner Foundation / ADAGP, Paris, 2024

L’exil d’une partie des surréalistes à New York ajoute une strate supplémentaire et décisive à cet essai de repérage de quelques éléments cruciaux dans le parcours singulier de Jackson Pollock, brutalement interrompu par un accident en 1956. Il l’a déclaré lui-même en 1944 en saluant la présence sur le sol américain des « bons peintres modernes européens » (c’est-à-dire, pour citer ceux qu’il a le plus intensément regardés : Matta, Masson, Tanguy, Ernst) amenant « la compréhension des problèmes de la peinture moderne » et « leur conception de l’inconscient » (Irving Sandler, op. cit., p. 108). Le tableau qu’il peint en 1942-1943 portant le titre Male and Female (Philadelphia Museum of Art) concentre les promesses de cette période. L’espace reste hiérarchisé et surdéterminé par la division sexuelle homme-femme considérée du point de vue de la psychanalyse dans sa version jungienne. Cet espace géométrique cubiste, attaqué nerveusement de toutes parts, résiste encore. Pollock y introduit des éléments perturbateurs qui vont gagner en liberté : des chiffres déformés. Étrange comptabilité ! Il est à la recherche d’une nouvelle symbolique et sur les bords de la toile ses gestes se libèrent, et contestent toute structure apparente, esquissant une rythmique qui va finir par se déployer sans plus tenir compte de l’exigence multiséculaire de centrer la représentation.

Une même tension se ressent vivement devant The She-Wolf (La Louve, MoMA, 1943) où la figure de l’animal, peut-être une réminiscence du mythe fondateur romain, semble in extremis conférer une forme vaguement identifiable à une énergie créatrice qui, potentiellement, pourrait s’en passer et tout pulvériser. Sous les mamelles de la bête et sur son supposé pelage, d’autres aventures, plus informes, se dessinent déjà. Que va-t-il en émerger ? Le Mural qu’il réalise, cette même année 1943, pour l’entrée de la résidence de Peggy Guggenheim. Dans une vitrine de l’exposition, une photographie de Herbert Matter montre Pollock devant cette fresque, une main dans la poche tandis que, de l’autre, il tient posément une cigarette. Il semble presque faire partie de l’œuvre immense qui se développe derrière lui, prodigieusement menaçante et élégante, abandonnant toute figure. 

Si, au cours de la visite, on tourne le dos à la grande confrontation mise en scène dans Male and female et qu’on porte son regard vers l’autre extrémité de l’enfilade de salles du rez-de-chaussée de l’hôtel Salé, on aperçoit une toile de la dernière section de l’exposition qui indique l’aboutissement du processus en cours : comme Hans Hofmann ou Janet Sobel (une artiste si rarement présentée), Pollock va abandonner le pinceau et laisser couler la peinture émaillée industrielle sur le support posé à plat sur le sol. Alors les images disparaissent : pour laisser place à quoi ? L’automatisme abstrait qui s’ébauche à partir de 1943 et franchit un cap décisif en 1947-1950 relève-t-il d’une forme de transe, d’une sorte de saut dans un état d’inspiration pure ? Allant à l’encontre de la conception du hasard défendue par les surréalistes, Pollock rend compte différemment de sa démarche en insistant sur sa maîtrise des images voilées ou dévoilées : « Lorsque je peins, j’ai une idée générale de ce que je vais faire. Je peux contrôler le flux de peinture ; l’accident n’existe pas. »