Carmen deductum

Deux étudiants entrent dans un bar. Ce n’est pas le début d’une mauvaise blague mais la vie d’Adrien et Tony, les deux héros de David Agrech. Ils redoublent leur première année de droit et tentent de se faire une situation, tentative vouée à l’échec dès la première page. Deuxième roman d’un écrivain qui ne cache pas son penchant pour le genre policier, Le plus vieux chant du monde est un récit ambitieux, finement agencé. Sa force réside moins dans ce qu’il raconte à proprement parler que dans le souffle quasi épique qui l’anime.

David Agrech | Le plus vieux chant du monde. Do, 424 p., 23 €

D’emblée, le roman se trouve dans cette situation de perpétuel recommencement, qui construit la tension entre le prosaïsme de ce qu’il raconte, histoires d’amour invraisemblables que l’on croit avoir maintes fois entendues ailleurs, et la profondeur tragique que le récit lui insuffle. Ces histoires s’agrègent à celle de Tony et Adrien, qui sert de trame et c’est finalement dans sa construction d’ensemble plus que pour telle ou telle partie que le roman fascine. S’il s’agit d’un « chant », c’est celui d’un aède qui compose à partir des récits qui lui préexistent un chanté étiré, filé sur la longueur, ce que les poètes latins nommaient carmen deductum. Ovide désignait ainsi les Métamorphoses, qui conduisaient le lecteur de l’origine du monde jusqu’à l’apothéose de César. C’est d’ailleurs sur une digression autour du suicide d’Antoine et Cléopâtre, de peu postérieur, que s’achève Le plus vieux chant du monde.

Revenons au récit : le personnage principal, Adrien, finit serveur dans un bar chic où défilent les clients qui lui racontent leur histoire, souvent marquée par le dépit amoureux. Ici, l’amour est l’agent privilégié du destin. Sous une apparence composite où le roman peut, au choix, sembler offrir un récit prétexte pour lier une multitude d’histoires ou un récit unique parasité de trop nombreuses digressions, David Agrech nous offre un récit complet et cohérent où les multiples variations autour de thèmes communs lui donnent toute sa puissance. Le destin des personnages se révèle hasardeux, cruel et ironique, tant les vies qui défilent sous le regard du lecteur sont brisées in extremis. Ainsi ce second de porte-conteneur, mort de la trop grande prudence de son capitaine, ou ce journaliste blessé pour quelques mètres d’une rue qu’il n’a pas su traverser. Le destin est cruel, certes, mais il est surtout imprévisible et changeant. 

David Agrech | Le plus vieux chant du monde
Au bar © CC-BY-4.0/BlueWaikiki/Flickr

Les chapitres sont également agencés de sorte que chacun fasse écho aux autres. Le lecteur lira deux récits de reporters, plusieurs qui empruntent au genre policier et toujours les espoirs déçus des personnages. Un reporter de guerre amateur se souvient que l’amour de sa vie l’attend, dans une maison isolée au bord d’un lac, un autre cherche son point d’ancrage final dans une vieille bâtisse abandonnée où meurent un jeune couple et son enfant mort-né. Ces récits enchâssés les uns dans les autres – un personnage raconte et, au sein de son histoire, il rapporte le récit d’un nouveau personnage – se répondent, se complètent et se prolongent. Le jeu sur les niveaux de narration n’est cependant pas gratuit. 

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Une atmosphère onirique imprègne le roman, à laquelle ne sont pas étrangers l’environnement nocturne ou la dimension fantasmée des récits et l’alcool, celui du bar où travaille Adrien et celui consommé par les personnages successifs. Soulignons au passage l’élégance de la langue de David Agrech : le roman, fluide et percutant, se lit intensément et en un instant. Il n’y a pas dans ce roman de soucis de vraisemblance et chaque personnage peut être un affabulateur. Mais tout narrateur au fond, à l’image du rusé Ulysse qui tisse le fil de ses voyages devant Alcinoos, le roi des Phéaciens, est un menteur. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est raconté, c’est bien de le raconter, et de continuer le récit. C’est précisément ici que le récit-trame prend tout son sens. Le destin d’Adrien, éternel loser, touche par son intensité vitale autant que par le destin qui s’abat sur lui. Ce destin est doublement incarné, par les récits dont il se fait le dépositaire tout au long du roman et surtout par Tony, véritable figure de doppelgänger, qui ressurgit perpétuellement.

On trouvera peut-être qu’il y a une forme de grandiloquence à rapprocher d’Ovide, de Homère ou de la mythologie scandinave un roman qui, malgré ses quelques allusions, demeure très ancré dans la banalité de notre temps, mais c’est précisément là que se situe en définitive la force de l’écriture d’Agrech, celle de parvenir, sans faire montre de culture ou de virtuosité, à filer son chant.