Paris, comme Londres, est fille du fleuve qui la baigne. Avant l’ère industrielle, la croissance de la ville repose sur l’exploitation intense et réglée des ressources offertes par son bassin hydrographique. Raphael Morera le démontre dans un essai d’histoire sociale et environnementale stimulant.
L’ouvrage de Raphael Morera, spécialiste d’histoire environnementale à l’époque moderne, traite moins des cours d’eau comme axes de circulation des hommes et des marchandises, que de la mise au travail des rivières, premier moteur de l’économie moderne, pour produire de l’énergie et soutenir une croissance francilienne multiséculaire. Avant le triomphe tardif du charbon et à côté de la force humaine ou animale, l’eau représente une force motrice essentielle et une matière première industrielle, notamment pour les activités textiles et le travail des cuirs. Loin de reposer sur l’exploitation directe d’une ressource naturelle, la production d’énergie hydraulique induit au contraire la modification du milieu par la société, l’entretien d’équipements, la régulation de nombreux usages concurrents entre activités qui ont besoin d’eau. Sans aménagement, une rivière ne peut être économiquement efficace.
Le bassin versant de la Seine, soit une cinquantaine de kilomètres autour de la capitale, constitue le terrain d’enquête. La Seine et la Marne sont des axes de circulation vitaux pour l’approvisionnement de Paris ; l’Orge, l’Essonne, l’Yerres et l’Yvette accueillent une meunerie active avant de constituer des couloirs industriels ; la Bièvre intensément exploitée est finalement engloutie par le développement urbain. Nous sommes au cœur du vieux domaine royal et du royaume, dans un espace où coexistent de vastes domaines seigneuriaux ecclésiastiques et laïcs. La gestion de l’eau se partage alors entre divers pouvoirs régionaux et institutions, souvent concurrents. La municipalité parisienne ou prévôté des marchands, issue de la hanse de l’eau, exerce son autorité sur la Seine et la Marne pour assurer une bonne navigation sur ces cours d’eau, garantir la régularité des approvisionnements de la capitale et préserver les intérêts du monde marchand. L’administration des Eaux et Forêts, active dès le Moyen Âge mais profondément réformée à l’époque de Colbert, veille aux intérêts de la monarchie dans la gestion des ressources en bois et en eau, arbitrant les litiges et fixant des cadres réglementaires, soutenant le développement économique et l’implantation de manufactures sur le domaine royal. Il arrive que son action bute sur celle des grands seigneurs, soucieux de défendre leurs prérogatives judiciaires autant que de la rentabilité de leurs domaines, fondement de leurs ressources financières et de leur puissance politique.
Au début de l’époque moderne, les maîtres de l’eau sont les maîtres de la terre. Seigneurs laïcs et ecclésiastiques dominent les cours d’eau et possèdent les moulins qui permettent de valoriser les productions agricoles. Les meuniers qui les prennent à bail doivent se charger de leur entretien mais aussi de celui du tronçon de rivière où ils sont implantés. Modelée par les besoins de la meunerie, la gestion des cours d’eau associe toujours l’exploitation de l’énergie hydraulique à la préservation des écoulements qui déterminent les rendements et la possibilité d’autres usages de l’eau. Les exigences des rentiers du sol freinent néanmoins la capacité d’investissement et d’innovation technique des meuniers qui deviennent peu ou prou gestionnaires de l’écologie des fonds de vallées franciliennes. Le fonctionnement concret de l’économie des rivières est assuré par des réseaux familiaux et professionnels, bien structurés et stables dans le temps et qui entretiennent nombre de liens avec les marchands boulangers et les fariniers.
Ce sont les dynamiques démographiques, économiques et sociales qui bousculent cet héritage seigneurial encadré par des usages coutumiers, inscrits dans les baux ou dans les contrats notariés. L’expansion démographique continue de la capitale, qui passe d’environ 200 000 habitants au XVIe siècle à 600 000 ou 700 000 en 1789, tend à faire de la meunerie une gigantesque affaire commerciale, soustraite aux contraintes seigneuriales et contrôlée par une élite marchande. Du bon roi Henri à Louis XIV, la monarchie multiplie les concessions de moulins sur son domaine pour assurer l’approvisionnement de tout l’organisme urbain. Conseil royal et Bureau du commerce soutiennent au XVIIIe siècle les projets d’une meunerie parisienne dynamique à la recherche de nouveaux procédés de mouture.
Tout au long de l’époque moderne, la diversification et l’intensification des consommations multiplient les tensions sur les cours d’eau. L’augmentation de la consommation carnée à partir du règne de Louis XIV accroît les besoins en prairies d’embouche à la périphérie de la capitale, irriguées l’hiver, qui gênent l’entretien des rivières. L’essor des activités artisanales exerce une pression supplémentaire : les métiers du cuir, la blanchisserie en plein essor au XVIIIe siècle, la teinturerie et la tapisserie, la préparation du chanvre et de la laine, la métallurgie, exigent d’importantes quantités d’eau. Il faut encore compter avec le poids de la commande royale ou les privilèges industriels concédés à des entrepreneurs qui favorisent la concentration d’activités manufacturières le long des rivières dépendant de la couronne : manufacture des Gobelins, productions liées aux besoins militaires, toiles peintes de coton dans les vallées de la Bièvre et de l’Essonne, axes structurants de l’industrie parisienne. Au XVIIIe siècle, les manufactures privilégiées sont devenues des acteurs majeurs des cours d’eau. De surcroît, depuis la fin du XVIe siècle, l’engouement pour l’hydraulique somptuaire qui intègre l’eau vive dans l’architecture des jardins augmente encore les prélèvements, de Fontainebleau aux jardins du Luxembourg, de Saint-Germain-en-Laye à Versailles.
Dans un tel contexte, toute perturbation des flux peut déboucher sur un événement social et économique d’ampleur. Crues, inondations ou étiages sont autant de catastrophes qui rejaillissent sur les approvisionnements, sur la production des biens manufacturés, par conséquent sur le niveau des prix, sur les revenus et le marché du travail. Déterminées par des facteurs naturels, les irrégularités et la modification des cours doivent pourtant davantage à l’activité humaine, aux vulnérabilités nouvelles et aux concurrences mal gérées entre les divers acteurs de l’eau. Dès lors, le partage de la ressource, la surveillance et l’entretien des rivières s’avèrent indispensables au bon fonctionnement d’une machinerie socio-économique complexe.
La régulation d’une compétition accrue reste conditionnée par des situations politiques et institutionnelles locales, qui valorisent le rôle des seigneurs dans les espaces ruraux, celui des marchands et des artisans dans les villes. Si aucun modèle unique de gestion de l’eau ne s’impose, l’autorité monarchique pèse davantage au fil du temps tout en se différenciant en fonction du gabarit et de la localisation des rivières, tournées vers la satisfaction de besoins locaux ou en prise sur les grandes zones de production et le marché parisien. Elle s’emploie à fixer un cadre commun à tous les usagers. Afin d’optimiser la gestion des ressources, l’ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 intègre les anciennes obligations coutumières dans un même cadre réglementaire sous l’égide des officiers royaux. L’administration responsable de sa mise en œuvre applique largement un principe de subsidiarité environnementale qui laisse aux acteurs d’appréciables marges de manœuvre pour autant que la réglementation définie par l’État soit respectée. Ce pragmatisme promeut une « concertation encadrée » qui s’appuie sur des processus de délibération entre acteurs qui permettent de surmonter les conflits, tout en leur imposant un système normatif, administratif et juridique, que la monarchie contrôle.
À partir de la fin du XVIIe siècle, l’organisation de l’entretien des rivières et de son financement est révélatrice de cette orientation. L’inégale mobilisation des riverains favorise, sur tous les types de cours d’eau, l’émergence d’une économie du curage monétisée et contrôlée par un petit groupe d’entrepreneurs parisiens en phase avec l’administration des Eaux et Forêts. Pour pallier les défaillances des acteurs locaux, celle-ci développe des mécanismes d’appels d’offres et de marchés publics comme il en existe dans le Paris des Lumières pour la gestion des déchets, déjà étudiée par Raphaël Morera et Nicolas Lyon-Caen. Pour répartir les coûts et sécuriser le financement des opérations d’entretien, l’administration royale mobilise tous les instruments d’une fiscalité rationalisée et du contrôle des territoires associés à la connaissance toujours plus fine des populations, de registres en cadastres, d’enquêtes en levées de plans.
L’enquête de Morera fait apparaître que, au moins à partir du règne de Louis XIV, les mécanismes de régulation des rivières revêtent une dimension politique marquée. Par comparaison avec d’autres régions en Europe, la situation qui prévaut au cœur du royaume des Bourbons est singulière. Aux Provinces-Unies ou aux Pays-Bas, les propriétaires fonciers jouent un rôle moteur dans l’organisation des polders ; la gestion de l’eau constitue l’un des ressorts de la vie politique régionale. En Italie, les villes et les cités-états pilotent la construction et l’entretien des infrastructures vouées au drainage, à la navigation, à la production d’énergie hydraulique. En Ile-de-France, le processus est autre puisque la gestion de l’eau est largement prise en charge par les seigneurs dans un cadre négocié avec la monarchie. Les institutions socio-politiques préexistent aux nécessités de la gestion commune des cours d’eau qui ne se déploie, sous la pression d’usages multipliés de l’eau, qu’au prix d’une conflictualité institutionnelle assez forte. Par conséquent, l’hydrographie francilienne représente bien plus qu’une simple interaction entre le milieu naturel et la satisfaction des besoins de la société en énergie ou en infrastructures de transport. Plus qu’une interface entre l’activité humaine et la nature, plus que ce « qui nous entoure », l’environnement est le produit d’un travail et d’une organisation sociale complexe. Il intègre « la société dans son devenir » et rend visible l’élaboration potentiellement conflictuelle des équilibres qui la traversent. Sa dégradation, sa mise en péril par l’exercice d’une pression incontrôlée des usages n’est jamais sans frais, ni sans lien avec des manières de vivre et de consommer. Cette leçon vaut bien un verre d’eau contaminé aux PFAS, sans doute.