Alors que l’année 2024 s’achevait, un livre a paru en catimini, dont la singularité, l’exigence, la radicalité n’ont d’égales que sa discrétion, d’une certaine manière sa solitude. Un isolement d’autant plus paradoxal que son auteur vit une partie de l’année en France et que c’est là son douzième titre traduit. Pour le rompre un peu, son éditeur clame : « Un immense auteur afro-américain s’insurge ». Chaque mot de ce bandeau est vrai. Mais quand John Edgar Wideman s’insurge, il ne le fait pas comme tout le monde.
De nombreux livres, on aime dire qu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent au premier abord ; qu’ils se révèlent plus complexes, plus subtils, plus surprenants que ce qu’ils veulent bien nous montrer ; bref, que la littérature est toujours plus compliquée qu’elle n’en a l’air. Avec Qu’on me cherche et je ne serai plus, c’est exactement l’inverse : voici un livre compliqué en apparence, simple à l’intérieur. Ou plutôt, disons qu’une fois à l’intérieur, une fois entré dans la multiplicité de ses récits, dans leur prose souveraine, dans leurs tournures sophistiquées et leurs formulations abruptes, dans cette langue cérébrale et pourtant si sensuelle, dans ce rythme à la fois ample et saccadé, dans le lyrisme grinçant de cette voix subjective comme venue d’un au-delà, on trouve tout, y compris le plus obscur, éclairé d’une lumière désarmante (et en retour, bien tortueux, ou bien pâle, ce qu’on lira en dehors).
Cet effet d’éclaircissement tient à un principe simple, de métamorphose permanente. Comme un individu, aucun des textes constituant ce livre à la fois si composite et si cohérent ne pourra jamais être assigné à une quelconque identité : ce serait le priver de sa vie propre, de son mouvement, de sa liberté, de tout ce qui le définit. On trouvait déjà ce refus de l’assignation dans la plupart des livres précédents de Wideman, qu’il s’agisse de son élégiaque trilogie de Homewood, son quartier natal à Philadelphie ; de son récit sur son frère emprisonné, réflexion sur la violence carcérale autant qu’autobiographie en creux d’une trahison sociale (Suis-je le gardien de mon frère ?) ; ou encore de ses jeux avec l’enquête autour de Frantz Fanon (Le projet Fanon) et du père du jeune Emmett Till (Écrire pour sauver une vie). Mais avec ce livre-ci, qui prolonge tout en modifiant l’expérience des récentes American Histories (traduit en Mémoires d’Amérique), le désormais octogénaire semble atteindre un point, difficilement atteignable, où correspond à son exigence de liberté, à son « insurrection », une forme esthétique déjouant toutes les assignations – et peut-être bien, comme chez Kafka, chez Borges ou chez Beckett, tout ce qu’on pourrait en dire.

Car ici rien, absolument rien ne veut se passer selon les mœurs admises de la littérature même la plus contemporaine, ou selon certaines de ses règles tacites qui, même lorsqu’ils feignent de les envoyer par-dessus bord, restent plus ou moins respectées par le commun des écrivains. Cette inconsciente bienséance – à dire vrai plus définie par une économie du livre que par une esthétique littéraire – tient à ce que le lecteur puisse globalement et rapidement savoir à quoi il a affaire : à du vrai ou du faux, à de l’inventé ou du documenté, à l’histoire et aux idées de l’auteur ou à celles de ses personnages, etc. Cela peut donner de fort bons livres, mais qui ne changeront pas totalement ce qu’on entend par « lire un livre ». Chez Wideman, tout change tout le temps de nature, tous les points de vue sont concentrés, simultanés. Vous ne savez jamais ce que vous avez sous les yeux, et c’est justement là, dans cette interruption de l’identité, que se loge l’immense plaisir de ce livre. Il le déclare lui-même, dans un récit qui prend la forme d’une adresse au chanteur Freddie Jackson : « Aucun point de vue n’est le seul possible. Il y en a toujours plusieurs. Toujours changeants. Le plus petit fragment représente, reproduit, renouvelle, prend de l’ampleur, devient un tout. Le tout est toujours fragile, s’effrite toujours, aussi incomplet que le plus petit fragment. Le grand bastringue au complet et la plus petite particule s’échangent constamment leurs places, et on ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Le monde se déroule aussi vite qu’on se le rappelle, qu’on l’oublie, et il m’arrive souvent, Mr Jackson, Freddie Jackson, de regretter de ne pas pouvoir faire un pas de côté, éloigner par écrit, en chantant, cette simultanéité sans fin. »
Le merveilleux titre dit beaucoup de ce mouvement, qui est moins une manière de fuir que d’échapper. Qu’on me cherche et je ne serai plus (ou Look for me and I’ll be gone) ne renvoie explicitement à aucun des textes qui composent le livre ; et en même temps, il pourrait être le titre de chacun. Il dit, avec cette limpidité mystérieuse de Wideman, l’absolue nécessité de ne pas assigner, attraper, identifier. Principe de survie en milieu hostile, technique apprise, héritée, répétée pour éviter le contrôle d’identité, la traque, la chasse à l’homme, le lynchage, la détention, le meurtre : toutes les menaces qui jalonnent l’histoire noire aux États-Unis et ce livre, autant sinon plus qu’elles organisaient le précédent, les sobres et plus explicites « histoires américaines ».
L’objet lui-même se présente pourtant sous une forme : un recueil de textes. Mais de quoi ? de nouvelles ? d’essais ? Quand on voudrait qu’il soit un recueil de nouvelles, il se montre sous l’aspect d’un ensemble de réflexions sur le racisme, sur la violence institutionnelle, policière, judiciaire, sur les récits qu’elle charrie, ceux qu’elle suscite et ceux qu’elle rend nécessaires en retour. Mais, dès qu’il tend un peu trop vers l’essai, le voici qui revient vers ce qui l’obsède, ce qui l’anime : de la matière à récits, un organisme narratif vivant, Wideman, qui a longtemps enseigné la creative writing, infusant dans chacun de ses récits la question : comment vais-je le raconter, comment suis-je en train de le raconter ?
Cet intense bouillonnement où la narration ne va jamais sans réflexion, et vice versa, ne rompt jamais le charme sous lequel (presque les yeux fermés si l’on pouvait) on avance dans cet épais volume. Voici un prodige : un livre en mouvement permanent, qui ne nous glisse pas pour autant entre les doigts. Pourquoi donc, alors qu’on est loin d’un page turner ? C’est qu’on ne sait jamais ce qui va arriver, non pas à ses éventuels protagonistes, bien souvent réduits à des figures évocatoires ou à des apparitions (dans la rue, ou dans la tête) ; mais ce qui va nous arriver, à nous deux, narrateur et lecteur, au cours de cette fantastique traversée où l’on aura vu, comme grossis à la loupe ou à l’inverse projetés au firmament, les processus de la conscience, de la mémoire, de la narration, du langage, de la race, de la classe, de l’identité, du changement. Voilà ce qui nous arrive dans ce livre, voilà ce qu’il fait advenir : la lente sédimentation de l’histoire dans la langue d’un individu et d’un peuple, on se met soudain à la penser dans une forme intensément sensible. Alors, s’il y a bien un contenu dans ces histoires, il est entièrement dans leur contenant : Qu’on me cherche et je ne serai plus est un livre à la dérive, au sens où, rempli de digressions, de comparaisons, de micro-fictions prenant souvent la tournure du « faisons comme si » ou du « c’est comme si », il semble toujours parler d’autre chose que de ce dont il est en train de nous parler. Et alors, il réussit toujours à dire ce qu’il a à dire, sans jamais le dire directement.
C’est pour cette raison que le grand formaliste Wideman demeure d’un puissant réalisme : ses textes suivent (on dirait presque transcrivent) des expériences mentales (la conscience, la mémoire, le langage) mais aussi historiques (la race, la classe). Comme dans tout livre composite, certaines histoires retiendront plus ou moins l’attention ; mais peu importe, puisque toutes procèdent d’un geste commun qui consiste à ne jamais fixer l’identité, le sens ou le genre de chacune. Dans cette profusion, il y a ces textes bouleversants où Wideman revient sur l’événement de sa vie qui structure son œuvre : la détention du frère, cette fois vue dans l’étirement de quarante années de liberté interdite et d’amour confisqué, de l’attente de la libération (« Dernier jour ») aux retrouvailles (« Penn Station ») et à la répétition de l’événement, puisque à la vie du frère succède la vie du fils, indirectement évoquée dans « Arizona », nom de l’État où il est détenu. Il y a aussi les textes centrés sur des figures noires (Freddie Jackson donc, mais aussi Michael Jordan et le missionnaire William Henry Sheppard) ; les textes qui réfléchissent l’actualité (« Histoire de George Floyd », « BTM ») et où se télescopent des histoires différentes et semblables (« Rwanda ») ; ou encore ceux qui font de l’histoire littéraire leur matière (« Les dents de qui/l’histoire de qui », poursuite de la critique de Joseph Conrad par Chinua Achebe).
On peut lire ce livre tel qu’il se présente, de la première histoire à la dernière, ou dans un désordre qui peut lui donner une autre forme : Wideman a conçu un livre qui crée un lecteur à son image, aussi libre que lui. L’accès qu’il offre à une diffraction virtuose des histoires, des points de vue, des expériences, n’est pas ici un exercice de style, une prouesse technique. Dans ce livre qui luit d’une implacable et silencieuse colère, c’est peut-être là que vibre son « insurrection » devant la société où il vit, le monde en noir et blanc dans lequel elle se vit. Tout se passe comme si cette échappée permanente était la seule manière possible de vivre et d’écrire dans un monde ainsi structuré par les identités.
Si une bonne partie de l’œuvre si singulière de Wideman est disponible en français, trois de romans (les trois premiers), quatre recueils de nouvelles et trois essais (notamment sur la Martinique) ne sont pas traduits. Catherine Richard-Mas, qui le traduit à la suite de Jean-Pierre Richard depuis 2017, rend les circonvolutions de son écriture de manière remarquable, dans une langue, le français, pourtant peu connue pour sa plasticité. Nul doute que les lectrices et lecteurs francophones gagneraient à faire la mémorable expérience procurée par les textes de ce grand auteur afro-américain insurgé.