Tavernier, une vie de cinéma

Bertrand Tavernier, disparu en mars 2021, tenait à nous offrir ses souvenirs avec générosité et humour. Écrits avec ardeur, ses mémoires s’interrompent au milieu des années 1980. Entre-temps, le réalisateur nous parle, dans un récit foisonnant, de son enfance, de sa découverte du cinéma, de sa cinéphilie, de la réalisation de ses premiers films et de ses engagements.

Bertrand Tavernier | Mémoires interrompus. Institut Lumière/Actes Sud, 534 p., 29 €

Il aura fallu l’immobilité due à la pandémie de covid pour que Bertrand Tavernier s’engage dans la rédaction de sa monumentale autobiographie… avant d’être emporté un an plus tard par la maladie. Sa mort a mis un terme aux descriptions, fortes, de ses premières grandes réalisations, depuis L’horloger de Saint-Paul à Un dimanche à la campagne. Nous n’aurons pas, hélas, celles qu’il aurait pu faire de tous ses autres films admirables, d’Autour de minuit à La princesse de Montpensier, de Dans la brume électrique à Quai d’Orsay et tant d’autres.

Prolifique dans la mise en scène, il l’était aussi dans l’écriture de scénarios, d’articles, de notes d’analyse de films… Boulimique dans sa fréquentation des salles obscures, il était toujours ébloui par les émotions que lui procuraient les affiches de cinéma. Et c’est au fil de toutes ces expériences vécues depuis son enfance et son adolescence qu’il est devenu l’une des personnalités les plus marquantes du cinéma français.

Dès les premières pages, il évoque les affiches de films qui le firent rêver. Sa première séance de cinéma avec sa grand-mère alors qu’il a sept ans. À treize ans, il rêve déjà de faire des films. Plus tard, au collège, il arrive à faire projeter La charge héroïque de John Ford. « C’est un des films qui a déterminé ma vocation de metteur en scène », précise-t-il. Il se gavait de productions américaines qu’il allait voir au studio Obligado. Il inscrivait sur son carnet les films vus et le nom du metteur en scène. « Ces films que je voyais le dimanche, me faisaient rêver » ; « Je respirais dans les immenses paysages filmés par Ford, je vibrais devant la détermination, le courage du Tom Joad des Raisins de la colère »Il découvre « vraiment » le cinéma lorsqu’il est au lycée Henri-IV. C’est là qu’il lit ses premiers livres dont le John Ford de Jean Mitry (éditions Universitaires, 1964) et achète ses premiers Cahiers du cinéma. Il se nourrit de très nombreux films américains des années 1950 qu’il voit plusieurs fois en y apportant des annotations critiques.

Le cinéma va jouer pour Tavernier un rôle de formation. « Le cinéma avait agi sur moi », écrit-il avec conviction. Cette passion va l’entrainer à fonder avec son ami Bernard Martinand, futur programmateur de la cinémathèque du Palais de Chaillot et restaurateur de films, un ciné-club, le Nickel Odéon, dont les premiers présidents d’honneur seront Delmer Daves d’abord et King Vidor ensuite, excusez du peu ! Le Nickel Odéon sera inauguré avec Tous en scène de Vincente Minnelli. Avant la projection, Tavernier croise le réalisateur à qui il demande naïvement de venir y assister… ce que Minnelli accepte bien volontiers. Il contribuera à faire connaitre des réalisateurs comme André De Toth, Henry Hathaway, Raoul Walsh et des films rares comme Assurance sur la mort de Billy Wilder (1944) ou Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick (1957).

Tavernier va ensuite poursuivre ses expériences cinématographiques comme assistant-stagiaire de Jean-Pierre Melville. Il y fera des rencontres déterminantes et nouera des amitiés indéfectibles. Sa relation avec le cinéaste sera déroutante et fascinante. Lorsqu’il entre dans les studios de la rue Jenner à Paris, sa « vie va basculer », écrit-il, poursuivant : « En dix minutes je suis sous le charme, nous étions – avec Volker [Schlöndorff] – à sa dévotion presque. » Mais plus loin, il raconte comment Melville était autoritaire, brutal, rabaissant les techniciens, colérique… « Sur le tournage de Léon Morin, prêtre, j’étais tétanisé… je tremblais de peur à l’idée d’être pris pour cible » ; « Je crois bien que c’est ce jour-là, autour de midi quinze, que j’ai fait le serment, si jamais je parvenais à réaliser un film, de ne jamais me comporter de cette façon, en rabaissant en public un technicien ou un acteur. » Ses essais d’assistant-stagiaire s’avèrent peu concluants selon Melville, qui cependant le recommande au producteur Georges de Beauregard, de Rome Paris Films. Là, il se frottera au métier d’attaché de presse. Là encore, il va faire des rencontres incroyables et approfondir sa connaissance de l’univers du cinéma. Il y apprend les fondements de la technique cinématographique et y noue des amitiés profondes.

"Mémoires interrompus", Bertrand Tavernier © Institut Lumière / Actes Sud
« Mémoires interrompus », Bertrand Tavernier © Institut Lumière/Actes Sud

C’est d’ailleurs autour de l’amitié que s’ouvrent ses Mémoires. Dès le premier chapitre, alors qu’il commence son récit à Sainte-Maxime en mars 2020, Bertrand Tavernier apprend la mort de Didier Bezace. Il rend un vibrant et émouvant hommage à cet homme « sensible, ouvert d’esprit et ayant le goût du partage » ; « Il faisait du théâtre à hauteur d’homme ». Bezace était le défenseur d’un théâtre populaire et avait dirigé le théâtre de la Commune à Aubervilliers de 1997 à 2013. C’est d’ailleurs dans ses combats contre la colorisation des films noir et blanc, contre les coupures publicitaires à la télévision, pour les droits d’auteur et l’exception culturelle, que Bertrand Tavernier avait reçu le soutien infatigable de Jack Ralite, animateur des États généraux de la culture de 1987.

En classe de philo à Henri-IV, il rencontre Volker Schlöndorff, le futur réalisateur du Tambour. Ils ne se quitteront plus, s’épaulant sans cesse. De même qu’avec Pierre Schoendoerffer, le réalisateur de La 317e section dont Tavernier fait un éloge extraordinaire. Faut-il citer Claude Sautet à qui il doit ses premiers pas derrière la caméra, le cinéphile Pierre Rissient ou son cher scénariste, Jean Aurenche, avec qui il a réalisé L’horloger de Saint-PaulLe juge et l’assassin ou Coup de torchon ? Ou les acteurs qu’il chérissait tant et pour qui il montrait le plus grand respect ? Bien sûr, Philippe Noiret avant tout, « un prince de l’intelligence », mais aussi Jean-Pierre Marielle, Michel Galabru, Marina Vlady, Tommy Lee Jones ou Nathalie Baye… Sans oublier ses Amis américains (Actes Sud/Institut Lumière, 2019) qu’il a eu la chance d’interviewer lors de sa découverte de l’Amérique en 1963 : John Ford, Henry Hathaway, Delmer Daves, John Huston, ou encore André De Toth qu’il fait venir à l’Institut Lumière pour la présentation de son film La chevauchée des bannis.

L’amitié parfois se concrétise et s’exprime autour de tablées gourmandes, car Tavernier aimait aussi faire bonne chère avec la même exigence de qualité que pour ses connaissances cinéphiliques. C’est dans un restaurant qu’il propose à Philippe Noiret le rôle principal de L’horloger de Saint-Paul. « Ce déjeuner compte parmi les moments les plus euphoriques de ma vie. » Il décrit avec délectation les bons plats qu’il savoure à La Tassée à Lyon avec Jean Rochefort : « une spécialité bourguignonne, un délice, la pôchouse verdunoise…». Tavernier attachait une grande importance à la qualité de la nourriture des équipes. Il faisait ainsi appel à de grands restaurateurs pour la cantine lors des tournages.

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Des tournages, justement, il en est question dans les derniers chapitres du livre. Que ce soit pour L’horloger de Saint-PaulQue la fête commenceLe juge et l’assassinUne semaine de vacances ou Coup de torchon, il décrit leur réalisation dans les moindres détails, avec minutie et rigueur. L’histoire, l’intrigue, la manière dont il filme. Il évoque les difficultés et les embûches pour trouver un financement et un producteur. Il se remémore ses tourments lors de la préparation des scénarios ou, au contraire, les joies et le bonheur lorsqu’ils sont enfin écrits ou coécrits avec Jean Aurenche. Il détaille le travail de ses équipes sur le plateau de tournage, pour lesquelles il montre du respect et de la considération. Au fil de ses descriptions, il précise ses préférences et ses choix de mise en scène, commente le jeu des comédiens. Le tableau qu’il dresse de chacun de ses films pourrait faire l’objet d’un volume à lui seul.

Tout son récit, d’ailleurs, est fait d’une « multiplicité de détails foisonnants », comme l’écrit Sarah Tavernier dans la postface. Ce sont des va-et-vient dans le temps, des phrases et des mots spontanés, toujours énoncés avec émotion, souvent teintés d’humour, des anecdotes truculentes, des improvisations façon jazz… Il se souvenait de tout. Et il nous parle de sa vie, des films qu’il aime, de ses amis, du jazz, de ce qui fait la vie tout simplement, avec un bonheur communicatif. Ces Mémoires, denses et profonds, hélas interrompus, constituent autant l’autoportrait d’un créateur avide et généreux qu’un livre sur le cinéma, sur sa force, son poids dans l’existence. On le lira pour connaitre l’homme, mieux connaître une époque, découvrir une sorte de confrérie et une immense générosité.