Dans un passionnant dialogue avec Laure Flandrin et Francis Sanseigne, Bernard Lahire revient sur l’ambitieux programme exposé dans les 970 pages des Structures fondamentales des sociétés humaines (ou, dirons-nous ici, SFSH), une somme à laquelle il convient désormais de se référer, en particulier lorsque l’on adopte un point de vue critique à son égard, de la même manière que, dans le champ de la philosophie politique, la Theory of Justice (1971) continue d’être le fondement de toute nouvelle approche, si éloignée qu’elle puisse être de celle de Rawls.
Le projet de Bernard Lahire a certes gagné en précision avec la publication des SFSH, mais il était en germe dans ses travaux antérieurs (au moins depuis 2012, dans Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales). Ainsi, en 2018, il assignait à la sociologie l’objectif de produire des théories générales, en dépit de la division sociale du travail scientifique [1]. Il alertait alors contre une tendance, observable dans la sociologie phénoménologique, à réduire la connaissance au perceptible, autrement dit à ériger le ressenti des acteurs en dernier mot de la connaissance. Comment alors conserver à la théorie son ambition critique, laquelle est nécessairement en rupture avec les représentations communes ? La référence à une extériorité extra-discursive perd toute signification dès l’instant où toute proposition descriptive est considérée comme un énoncé performatif : il n’y a alors d’autre ontologie que celle de l’énonciateur, qui devient le seul point d’ancrage. Si la vérité est définie comme ce qui est conforme à nos modèles culturels, les notions de « savoir », de « fait » et de « raison » sont disqualifiées. Lahire s’oppose fermement à l’affirmation constructiviste (ou corrélationniste) d’un monde qui n’aurait de réalité que corrélative à l’identité et à la situation du sujet qui le perçoit, au profit du postulat réaliste d’un monde unique et vrai, d’un réel non seulement indépendant mais connaissable.
À l’évidence, l’élaboration d’une théorie générale doit se tenir à distance des ornières relativistes dans lesquelles se complaisent la sociologie des sciences d’inspiration latourienne ou l’anthropologie descolienne. Elle doit nourrir l’ambition de « comprendre pourquoi les individus agissent comme ils agissent, pensent comme ils pensent, sentent comme ils sentent ». Elle doit se situer à un niveau anthropologique fondamental, c’est-à-dire se proposer de dégager l’universalité de l’articulation entre, d’une part, dispositions et compétences et, d’autre part, des « contextes d’action », variables selon le type de société et au sein de celle-ci. Cette universalité n’est pas « sans lien avec les capacités naturelles, biologiques de l’homme, et notamment avec ses capacités mnémoniques, le type de cerveau dont il dispose et qui le différencie d’autres animaux ».
Bernard Lahire défend une discipline qui, au lieu de considérer l’humain comme infiniment malléable, tient compte des contraintes que notre biologie fait peser sur nos structures sociales.
Théorie générale qui, après avoir été détaillée dans SFSH, fait l’objet, dans le présent ouvrage, d’une ferme mise au point dont bénéficieront les lectrices et lecteurs de l’opus précédent tout comme celles et ceux qui entreront, sans ce préalable, dans le cœur de l’œuvre. Car, notamment grâce à la forme dialoguée, les objectifs de l’auteur apparaissent avec clarté et précision. Dans le post-scriptum (« Les conditions de la création scientifique ») de Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré (2015), puis dans La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves (2021), Bernard Lahire avait souligné l’importance des travaux « de seconde main », pourtant vilipendés au profit des enquêtes de terrain, « de première main ». Il s’agissait, à l’instar des grands synthétiseurs, tels Marx, Durkheim, Weber, Mauss… ou, plus près de nous, Lévi-Strauss ou Alain Testart, de réhabiliter la réflexivité critique à l’égard des données. Célestin Bouglé, bien que « sociologue de cabinet », ne nous a-t-il pas appris l’essentiel du fonctionnement du système des castes, comme l’a reconnu, avec admiration, Louis Dumont dans son ouvrage sur le même sujet ? Dans le présent ouvrage, le « fétichisme de la première main » est analysé comme un obstacle à la cumulativité scientifique, mais aussi comme « le signe d’un manque fondamental de confiance à l’égard des travaux réalisés par d’autres que soi ».
Et comment, sans les travaux de seconde main, serait-il possible de parvenir à la science sociale du vivant, une discipline qui a pour objet la mise en évidence des corrélats sociaux des propriétés biologiques de l’espèce ? Une discipline qui, au lieu de considérer l’humain comme infiniment malléable, tient compte des contraintes que notre biologie fait peser sur nos structures sociales. Ce sont ces contraintes qui expliquent la convergence, phénomène majeur dans le vivant, mais aussi dans la sphère culturelle : des sociétés différentes, confrontées aux mêmes problèmes, trouvent, de façon indépendante, des solutions semblables. Bernard Lahire cite le paléontologue britannique Simon Conway Morris, promoteur des recherches sur les faits de convergence dans le vivant, et considère que ces faits sont « une preuve indéniable de l’existence de principes structurants du réel ».
Ces lois de fonctionnement des sociétés humaines ne peuvent être dégagées qu’en procédant aux comparaisons inter-sociétés humaines et inter-espèces, comme, sans réellement être entendu, l’avait défendu Alfred Espinas en 1877 dans Des sociétés animales. En suivant cette voie, Lahire propose une articulation fine des rapports entre les « grands faits anthropologiques », les « lignes de force » et les « lois ». Cette combinatoire est exposée en détail. Il n’est pas envisageable d’examiner minutieusement ici les cinq grands faits anthropologiques, les dix lignes de force et les dix-sept lois qu’énonce l’auteur. L’entreprise, à la fois admirable et courageuse (car, en détaillant ainsi l’architecture, on s’expose nécessairement à l’objection, souvent prétexte à remettre en cause l’ensemble de l’édifice), est tout à fait convaincante.
Sans donc nous livrer à l’examen de détail, il convient d’insister sur l’altricialité secondaire, dont l’importance n’aurait pu être dégagée sans une perspective comparatiste. Le concept est emprunté au zoologiste Adolf Portmann (en 1956), pour désigner notre naissance prématurée et la lente croissance extra-utérine du bébé humain. Cette lenteur de la croissance entraîne une longue période de dépendance, à l’origine des rapports sociaux fondamentaux, ceux de dépendance/domination (qui ont structuré les rapports économiques, politiques, religieux, amoureux, etc.). L’altricialité secondaire est, dans la combinatoire de Lahire, l’un des cinq grands faits anthropologiques [2] (liste non exhaustive, précise l’auteur), avec la partition sexuée qui détermine une division du travail reproductif, la longévité de l’espèce humaine, la socialité et l’historicité (du fait de la grande cumulativité culturelle dont Homo sapiens est capable).
Si l’importance de l’altricialité secondaire était affirmée dans l’ouvrage précédent, Lahire, une fois le dialogue avec Flandrin et Sanseigne achevé, présente, dans un texte inédit, une traduction synthétique, à l’instar de la formalisation à laquelle se livrent les mathématiques, la physique, la chimie, du projet des SFSH. Cette synthèse se fonde sur la définition de la vye, proposée par Stuart Bartlett et Michel L. Wong, plus large et plus détaillée que celle de la vie retenue par la NASA en 1992 (« système chimique auto-entretenu, capable d’évolution darwinienne »). Un système doté de vye (lyfe en anglais) possède quatre grandes caractéristiques (les « quatre piliers » inspirés de la thermodynamique). Tout phénomène vivant se définit par le fait qu’il est capable de dissipation, d’autocatalyse, d’homéostasie et d’apprentissage. À ces quatre piliers, Lahire ajoute la capacité de défense, et formule l’hypothèse que les sociétés humaines respectent ces cinq principes, considérés comme les invariants qui gouvernent toute forme de vie possible (dans les SFSH, il avait énoncé les invariants propres aux sociétés humaines).
Il se livre, pour conclure, à l’exercice vertigineux de traduction des cinq propriétés du vyvant en termes de grandes structures fondamentales chez Homo sapiens. Le tableau détaillé qu’il propose défie toute tentative de résumé. Nul doute qu’à la vive admiration qu’il devrait inspirer, des critiques pressés préféreront substituer la même incompréhension que celle suscitée par les SFSH, incompréhension dont la forme la plus fréquente est la contestation de l’ambition nomologique de la sociologie par ceux qui lui opposent une sociologie des ressentis et des représentations des acteurs (en dépit du fait que la considération de l’expérience vécue n’est que le moyen de mettre au jour les logiques collectives). À l’évidence, l’avenir de la science sociale passe par la poursuite de l’exaltant programme proposé par Bernard Lahire.
[1] Voir Bernard Lahire, « Les ambitions théoriques de la sociologie », Sociologie, n° 1, vol. 9, 2018, p. 61-72.
[2] Les humains ne sont cependant pas les seuls à être altriciels : de nombreuses espèces d’oiseaux, précise l’auteur, le sont aussi. Mais le phénomène est accentué chez les primates et, plus encore, chez Homo sapiens.