Le rayon de la librairie semble répugner à saisir à bras-le-corps la question du productivisme et les agrariens comme si le champ politique fondamental en la matière était inapproprié, tant pèsent d’immuables complicités. Les derniers grands colloques universitaires remontent à 2007. Pourtant, les chercheurs savent que ces chantiers sont majeurs mais ils ne les affrontent que dans le détail de luttes partielles ou d’alternatives naissantes. De ce fait, la prise de conscience se fait selon des cibles contradictoires, un « malentendu », dit la revue Esprit. Or, tous sont conscients ; « nous marchons sur la tête », comme le proclament la Coordination rurale et parfois la FNSEA en revissant à l’envers les panneaux des villages.
La présente crise, soit un moment de vérité, est tragique, parce que les revenus s’érodent brutalement du fait du désengagement progressif des structures d’aide et de l’élargissement du marché mondial actuellement focalisé sur le Mercosur, et plus encore parce que cette année de pluies incessantes au moment des semailles a fait chuter les récoltes. Même les plus puissants, les céréaliers, toujours soutenus depuis le ministère Méline (1896) appuyé sur le syndicat catholique et conservateur jadis installé rue d’Athènes, sont atteints. Les exploitants agricoles sont évidemment dans des positions fort différentes selon leur puissance sociale et leur surface économique mais tous sont maintenant au bord de la falaise. Le monde rural n’est pas celui des seuls paysans mais la chaîne de l’agro-alimentaire telle qu’elle s’est développée au nom du progrès et du productivisme depuis plus de deux siècles, et spécifiquement d’après le rapport Vedel de 1968 qui disait « les agriculteurs déjà prisonniers d’une fatalité économique », ne permet même plus la riposte que représentait alors Paysans-Travailleurs qui devint la Confédération paysanne pour défendre une agriculture paysanne et ses fermes encore familiales.
Pour citer Marc Bloch, panthéonisation oblige, sa conclusion des Caractères originaux de l’histoire rurale française de 1931 insiste sur la contradiction entre ceux qui, dès la révolution française, voulaient tout donner à « la grande culture », surtout dans les terres qu’il a étudiées de la Champagne à la Normandie, et les « archaïques » qui entendaient d’abord subvenir à leurs besoins avant de penser échanges et productivisme. Ces communautés rurales mettaient donc sous les mots de Liberté-Égalité ce que nous considérerions aujourd’hui plus probablement comme une production dûment rémunérée et destinée au ravitaillement de la population urbaine en produits sains, qui n’empoisonneraient ni ne détérioreraient l’air ou l’eau. Or, il en cuit à qui dénonce les ravages des algues vertes, aux lanceuses d’alerte de Bretagne qui osèrent s’attaquer aux coopératives soutenues par le Crédit Agricole dont la force de frappe est la FNSEA. Là est le poker menteur qui permet de réprimer fort différemment les révoltes des uns et des autres : les préfectures sont embrasées du feu de pneus usés, mais le gouvernement cogère la colère avec la FNSEA et n’envoie pas les mêmes forces de répression que lorsque s’insurgent les « gens de peu » des Soulèvements de la Terre ou des Gilets jaunes.
Passé de quatre millions d’agriculteurs en 1960 à moins de 390 000 actuellement, le secteur dit « conventionnel » s’est engagé dans les voies de la modernité par ses permanentes adaptations qui veulent dire investissements et endettements. Ces actifs ont majoritairement plus de cinquante ans et ont peu d’espoir d’être relayés par les générations suivantes, les exploitations agrandies liquidant ceux qui savent leurs terres, les bêtes, leurs productions. Eux aussi ont inventé en permanence, mais à bas bruit, dans la conscience de ce que le savoir direct a d’irremplaçable. Or, méconnus et décriés, ces vrais sachants sont fragiles, à la merci de petites subventions mais toujours plus commandés par des injonctions qui les dépossèdent de leur propre compétence. C’est ainsi qu’un agriculteur se suicide tous les trois jours, et encore est-ce souvent minimisé. C’est pour ces enquêtes que Nicolas Legendre, reporter au Monde, a obtenu le prix Albert-Londres 2023. La revue Esprit, avec un optimisme certain, affichait dans son numéro de novembre dernier que le moment est venu de penser autrement, et on scrute alors les marges par où peut se reconstruire l’édifice, et tant pis si nos enquêteurs se sentent obligés de définir en note ce qu’est la paille, et qu’un autre confesse qu’il débarque sur son « terrain » (d’étude, évidemment) ! Tous les livres ici signalés donnent des aperçus précis et vécus, avec en surplomb le cadre général qui écrase la campagne.
Les Princes de Cocagne
Parlons d’abord de la dureté de l’actuel système qui produit en Moyenne-Garonne, de Toulouse à Marmande, des vergers carbonés à outrance, dans des domaines qui, grâce à une main-d’œuvre généralement marocaine, expédient des produits vers l’Europe du Nord. Ce hub humain pour fruits et légumes ne laisse plus rêver le pays de Cocagne ; il n’y a plus de Princes, les propriétaires sont tributaires de marchés qui se décident ailleurs, de même pour les malheureux importés, « un infra-monde oublié », dit Slimane Touhami qui connaît bien ce prolétariat, et sait par touches et portraits sensibles ou troublants rendre leur humanité à ces hommes et ces femmes qu’il a côtoyés adolescent puis en tant que travailleur social. Ces figures l’ont forgé. Lui-même est fils de Marocains qui ont été gardiens d’un domaine de rapatriés, ce qui n’est pas la pire des conditions, mais les laissa dans l’isolement de l’entre-deux-mondes qu’il a ensuite étudié. Sa plume et son œil d’anthropologue rendent le témoignage unique et fort.
Péquenaude
Avec le livre de Juliette Rousseau, on aborde les terres de la nostalgie, le retour au village, des sensations scrutées, des souvenirs retravaillés au fil des jours, des saisons ou des événements. Cette réflexion éparse mais soutenue se donne parfois en courts fragments moins aphoristiques que programmatiques, avec un air de haïku au sein d’une page blanche. Cela fait respirer la tension qui accompagne la ruralité vécue, être « péquenaude ». L’autrice sait aussi nous convier à l’inévitable réunion qui annonce la construction d’un immense hangar au bout du village; il sera présenté comme une chance au nom du « progrès », soit le besoin du transit dans une économie du tout carbone à quoi répond la formule d’un Diné Navajo : « nous n’appartenons pas au progrès, nous n’appartenons pas non plus à la tradition ». L’autrice caractérise sa terre comme « abusée mais non défaite ». En retraversant une mémoire déchirée, elle trie les repères qui la rassurent. Par-delà la formule selon laquelle « la terre est partout dans les mots », sous sa plume, cela devient vrai, articulé, loin de toute caricature, car elle invente et vit cette écriture lacunaire mais très habitée.
L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides
L’agriculture empoisonnée de Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete présente une lutte dure, longue, difficile, complexe, pleine de déceptions et de rebondissements, pour faire admettre que les produits phytosanitaires et pesticides de l’agriculture pénètrent d’abord par la peau et sont cancérigènes. Parties de Ruffec, en Charente, les phyto-victimes atteintes de pathologies lourdes entendent faire admettre le préjudice et être reconnues comme victimes qui ont droit aux réparations des accidentés du travail. L’enquête a duré plus de dix ans. Les témoignages des protagonistes sont ravageurs. Le livre est remarquable de rigueur et de clarté. Il montre comment, face aux lobbyistes des produits dangereux mais intrants désormais jugés indispensables, tous les acteurs officiels restent frileux : le ministère de l’Agriculture, les instances européennes, tous les organismes d’État, tribunaux, agences de santé, la FNSEA, et bien sûr la MSA (Mutualité sociale agricole) qui est actuellement visée par les manifestants agricoles mais pas pour ce qui devrait l’être ; elle est visée comme étant trop chère et non pour l’inefficacité de sa protection sanitaire. Ce sont finalement les médecins des zones où des pathologies graves se concentrent qui ont dû, dans les plus grandes difficultés, car on raisonne hypothétiquement, imposer leur expertise. Il va sans dire que ce livre de synthèse reprend ce combat depuis ses origines et doit être consulté chaque fois que le sujet est relancé ou que des points adjacents se révèlent.
La subsistance au quotidien. Conter ce ce qui compte
Geneviève Pruvost a observé autour de 2015 une nébuleuse d’alternatifs d’un volontarisme fou qui, venus de toutes provenances familiales, professionnelles et culturelles, mais non héritiers de terres, se sont installés près de Valondes (nom changé, mais on comprend que l’on est quelque part vers la Drôme ou l’Ardèche). Par défiance, ils se sont posés aux antipodes du système productiviste qui tue sans vergogne. Ces travailleurs innovants et forcenés sont partis de rien, sans capital, sans aides familiales, achetant de petites parcelles abandonnées dans l’interstice des terroirs, d’autres ont d’abord misé un habitat pas trop cher mais ils ne sont pas de la génération baba cool. Beau sujet, mais la publication in extenso de notes de terrain chosifie l’objet d’étude. Le temps court de l’enquête expansé en détails minutieux, considérés comme irrécusablement scientifiques par la tenue d’un carnet de bord, donne à l’intellectuel une irrécusable dimension d’entomologiste propre à satisfaire un voyeurisme pour urbains en quête d’exotisme à portée de train. Oui, tous les geste notés sont « vrais », mais qui connaît pareils cercles ne s’en étonne pas. On peut se montrer moins intrusif, refuser d’exhiber comme de bons clients médiatiques ces travailleurs acharnés, hommes et femmes courant du fournil et à la fromagerie et à la yourte familiale tout en réparant les engins agricoles de récupération. Forts de leurs choix, ce ne sont pas des animaux de cirque, même si l’un d’entre eux se qualifie de « baba speed ». Une économie non marchande de récupération et d’échanges de services pour couvrir la plupart des besoins d’un quotidien calculé à l’euro près mérite d’abord de passer par leur propre témoignage, d’autant plus qu’ils ont pris en main leur destin et sont très formés ou surdiplômés.
La structure informelle évoquée s’appuie sur un certain nombre de personnalités solidaires, qui tirent une force imprévue de plusieurs héritages, souvent une rupture brutale avec une vie urbaine et consumériste qui ne les satisfaisait pas, mais aussi une expérience du vaste monde et de sociétés archaïques qui a marqué leur enfance ou leurs voyages de découverte de jeunes adultes, avec les apprentissages et connaissances qu’ils en ont retirés, enfin et souvent un héritage de la JAC (Jeunesse agricole catholique), plutôt à la génération de leurs parents, et, toutes confessions réunies, un spiritualisme informel qui, là aussi, met indirectement à distance les biens de ce monde. On aimerait savoir ce que, dix ans plus tard, ces acteurs sont devenus. Leur vie est difficile, héroïque même, et la partie du livre la plus intéressante montre comment des terres leurs échappent au profit de mieux nantis, et comment ces vrais écologistes resteront sans la qualification d’agriculteurs mais dans ce rapport au monde qui fait fi du monde capitaliste et l’affronte obliquement plutôt que frontalement, comme dans les ZAC que s’invente une autre société possible.
Les êtres de la vigne
Dans son livre Les êtres de la vigne. Enquête dans les mondes de la biodynamie, Jean Foyer précise d’emblée qu’il ne met pas l’exotisme au fond de l’Amazonie. Il ne cache pas à quel point il était un impétrant en ce domaine quand il a commencé à observer un autre rapport à la vigne et au sol par la biodynamie, une attitude qui se veut plus éclairée, plus respectueuse et moins brutale, sensible jusqu’au supra sensible dans le rapport aux êtres et aux choses. Baignés ou pas de spiritualisme retrouvé, ces explorateurs pratiquent des engrais naturels ardemment préparés et récusent le modèle techno-industriel, qui les éloigne des plantes et des bêtes ; ils refusent une science qui entend les gérer à distance, par informatisation généralisée, car elle ignore l’expérience des choses, le repérage des nuances de la diversité. Le livre laisse apparaître un bricolage de réseaux divers qui ont eu des précurseurs indirects dont on reconnaît parfois les noms. La partie émergée de cet iceberg apparaît avec le vin naturel et le vin S.A.I.N.S. (sans ajouts d’intrants ni sulfites). Ces vins particulièrement travaillés, même mis en bouteille, continuent d’évoluer, ce qui donne souvent des produits surprenants et d’une grande richesse. Ils ont leurs amateurs. En revanche, le côté spirituel de certains stages et associations est plus difficilement présenté au grand public, par confusion possible avec ce qui serait du chamanisme ou même une dérive sectaire. Il n’en reste pas moins vrai que cultiver en usant délibérément de tous ses sens dans le rapport aux éléments du vivant est une réponse concrète à la dématérialisation généralisée des process et à la réification des êtres de la terre.
Ces lectures éclatées, ces réalités partielles, ne rendent pas vraiment compte de ce qui se passe dans la chaleur des réunions et foires bio qui se maintiennent contre vents et marées. La foi dans l’intelligence collective démontre toujours et partout les liens, le moment où une articulation peut réussir. L’exigence de qualité persiste quand la deuxième génération prend le relais de tournants très précocement adoptés par les parents, et les impétrants actuels qui sont en rupture douce avec le système rusent pour occuper des niches possibles. Tous tentent ce qui, de toute façon, n’est actuellement pas pensable dans le système conventionnel, et ils refusent de dire que rien n’est possible ni substituable. Ces timides aperçus permettent juste de rappeler que la raison d’un système agroalimentaire est d’abord nourricière, une fonction première, primordiale et non négociable.
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