S’exprimer par des cris, dans un langage troué, ou bien avec des mots qui ne conviennent pas, c’est n’avoir pas sa tête, être fou, violemment différent. Tels se présentent les personnages des quatre livres brefs – aussi brefs que puissants – qui vont nous occuper.
Si l’on pense à ses titres, Peter Handke aime les histoires. Il nous a autrefois raconté Histoire d’enfant, L’histoire du crayon et Essai sur le fou de champignons, une histoire en soi. Mais dans le cas présent, plutôt qu’une histoire de démons, Ma Journée dans l’autre pays se lit de préférence comme celle d’une langue perdue et retrouvée, c’est-à-dire d’une résurrection. Toute la question est de savoir de quelle manière l’événement a bien pu se produire.
Pourquoi le narrateur vit-il d’abord comme un errant plongé dans des crises de démence ou qui paraissent telles, hors du gîte familial et loin de ses concitoyens ? On pourrait inverser la question : pourquoi les gens de son village le traitent-ils comme un étranger ? Parce qu’il avait écrit un livre, ce qu’ils considéraient « comme un signe d’arrogance, sinon une affirmation de pouvoir, et d’un pouvoir faux, falsifié » ? Parce qu’il se parlait à lui-même, se haranguait lui-même, se critiquait et s’insultait ?
Se sentant rejeté, le narrateur rejette et devient incapable non seulement de vivre en harmonie avec lui-même mais aussi de simplement « rencontrer » les autres, d’échanger, de jouer (c’est le mot employé) avec eux. Il se retrouve seul alors qu’il veut la compagnie de ses semblables. Le mal-être vient de soi, sous-entend l’écrivain, nous en sommes responsables, nous sommes les vrais auteurs de la contradiction qui nous mine, nous détruit.
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La souffrance est de n’avoir pas les mots pour dire mais aussi, plus gravement, pour penser. C’est ce que raconte Peter Handke dans son livre écrit après le suicide de sa mère à cinquante et un ans, et qui justement s’intitule Le malheur indifférent. Titre et récit magnifique qui raconte comment on peut non seulement être dans le malheur mais de surcroît y demeurer indifférent tant on manque de prise sur lui et sur les moyens de le surmonter.
Pour en revenir à Ma journée dans l’autre pays, nous n’avons pas encore noté que le narrateur est épris de nature, comme le personnage de l’Essai sur le fou de champignons. Que son livre écrit pendant sa jeunesse concernait « les trois façons de palisser les arbres » fruitiers et que lui-même a pour métier la fruiticulture. N’est-ce pas ce lien avec la nature, c’est-à-dire avec la Création, qui lui permet de résister au désespoir ?
Reprenant des écrits antérieurs, on s’aperçoit que l’œuvre entière est un ressassement, un recommencement (ce qu’illustre clairement l’absence de signe de ponctuation, dans les journaux proprement dits, à la fin de chacun de leurs brefs paragraphes).
Ainsi, dans Images du recommencement (publié en France chez Christian Bourgois en 1987 dans une traduction de Georges-Arthur Goldschmidt), Peter Handke écrivait-il déjà : « La question capitale pour tout narrateur [devrait être] : comment sauver mon héros ». Et encore, toujours dans le même ouvrage : « Fais attention à tes démons, c’est-à-dire à tes doubles » ; « Je ne me reprends qu’en écrivant, non en parlant » ; « Je circonscris par l’écriture ». S’il arrive que le livre le coupe de ses semblables, c’est néanmoins par lui qu’il les retrouvera, du moins qu’il en retrouvera certains, certaines.
En 2025, le narrateur de Ma journée dans l’autre pays passe de la diatribe haineuse au chant, dans une langue incompréhensible, puis au mutisme total, puis aux « cris retenus, impuissants à jaillir », jusqu’au jour où quelqu’un le regarde. Le regarde vraiment. « Il était enfin là, le bon spectateur, celui qui m’avait tant manqué du temps de ma folie ».
Le livre rapporte l’histoire d’une résurrection, d’un itinéraire spirituel. Son héros est un Christ sans Dieu, ou un Christ qui a inventé son dieu, qui s’est réconcilié avec lui et avec les autres. C’est aussi l’histoire de Peter Handke, un condensé de ses journaux, de sa lutte journalière pour ne pas sombrer, pour sortir de la nuit et demeurer dans le pays où l’on peut être juste, en appréciant la bienveillance, quand on la trouve, et en la retournant, la renvoyant à d’autres, sous entendu, par l’écriture.
Chez Christiane Veschambre, l’empêchement, ou la parole embarrassée, provient du fait d’être poète, de s’exprimer en poésie. Elle a cette phrase, ces vers superbes, cette idée inouïe, que « chaque poète ajoute sa langue handicapée / aux langues vivantes ».
Pour elle, la poésie n’est pas la langue des dieux, celle des voyants, ou des bergers prédestinés, mais une parole trouée, mitée par les blancs qui surviennent à la fin de chaque vers :
« obligée d’aller
à la ligne avant la fin de la ligne
le souffle court
ce n’est pas une forme »
Là où je n’écris pas – texte tragique : là où je n’écris pas, là est la mort physique et intellectuelle – paraît issu d’une souffrance qu’on croit d’abord uniquement physiologique, d’une maladie mortelle, contractée aux abords d’un pays irradié (catastrophe nucléaire ?). Mais cette maladie se mélange à une autre, et dans ce cas la maladie est celle de l’écriture, de la manie, de la phobie, de la folie d’écrire. Au cours de la lecture de ce poème-essai, on passe de l’un à l’autre, on confond l’un et l’autre : la douleur du travail d’écriture, de son imperfection, ou de son impossible, est tout aussi intense et ravageuse que l’atteinte corporelle.
Comme dans chacun de ses ouvrages, parfois très brefs et parfois longs, il y a un secret enfermé qui ne veut pas ou ne peut pas se dire sans un intense travail sur soi,
« l’inaltérable neutre
du réel
qui ne s’écrit pas »
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Un point de vue qu’éclaire un autre livre de l’autrice, publié au Préau des collines en 2002, La griffe et les rubans. Elle y évoque son enfance, vécue pendant la guerre et dans la pauvreté, et en même temps elle médite sur un poème en prose de Stéphane Mallarmé, « Un spectacle interrompu ». La griffe est celle de l’ours qui soudain sort du rôle qu’on lui a assigné et pose sa patte sur l’épaule de son maître, le clown enrubanné. « Tu es l’ours qui tente de se hausser vers la lumière inaccessible de la pensée ». L’animal est le symbole à la fois de la force vive et de la faiblesse, la faille souterraine, la maladresse tapie en soi qu’on voudrait abolir mais qu’il faut, au contraire, prendre en charge, parce que c’est elle qui est exacte, c’est d’elle que doivent venir les mots, « la forme par laquelle l’Anecdote prendrait sens ».
Tentons cette exégèse succincte d’une pensée complexe tout en miroitements : l’effort consisterait, pour Christiane Veschambre comme pour Annie Ernaux, à ne pas renier la honte originelle d’un milieu familial peu cultivé et pauvre alors qu’elle s’en échappe grâce à l’agrégation .
Dans Paul les oiseaux, titre emprunté à Antonin Artaud, le personnage est un inadapté, un être simple, un saint François d’Assise accompagné par les oiseaux dont il parle et comprend le langage. Alors que le texte de Peter Handke était écrit dans une prose en somme plutôt classique, que celui de Christiane Veschambre se situait dans une forme mi-prose mi-poésie, entre un récit de soi et une posture philosophique, celui d’Erwann Rougé tente d’épouser les heurts des mots et de leur sens par des propos interrompus, des blancs, des vers tremblants, à peine posés sur le papier.
« Il dit que le désir est là
il dit que tout disparaît
ne sait plus comment l’on fait
qui de l’aile ou du ciel
qui pas »
Le Paul d’Erwann Rougé surgit d’entre les signes, avec lui le lecteur réapprend la lenteur, « le bruit des ailes à l’intérieur », se retrouve au bord de, en prise avec, non pas le monde mais l’« éphémère céleste ».
« À force il se tient là
comme si cela allait de soi
la tête entre les bras
Il appelle cela laver les cendres »
Paul est un oiseau, il en la fragilité, la capacité d’élévation, « le bec perdu d’avance ». Il ne supporte ni les autres, ni la solitude. Pour éviter la peur, « il avale le terrifiant », fouille les ronces, « les plis et les courbes de l’immobile ».
Au fond, il voulait tout, « et le pas et le souffle », « et les bras et les ailes / noués ensemble ». Mais celui qu’il attendait ne viendra plus, comme chez Beckett, il n’y a « rien que du temps à main lente », alors il chante « peut-être quelque chose de nous ». « Portrait », précise le titre. De Paul ou de l’auteur ?
Avec Asile, Erwann Rougé nous mène à l’hôpital. Plus rien ne nous distrait de la divagation, ne s’interpose entre l’horreur de la folie et nous. Ou sa placidité. Car le tragique est rapporté comme s’il était normal :
« un couloir
des portes
chacun s’occupe à tuer le temps
il y a ceux qui sans arrêt fument
ceux qui pissent
grattent leur chair avec la trouille »
Erwann Rougé signale, au début du récit, trois personnages ou, mieux, trois solitudes : Ici (le lieu, envahi par le blanc, celui des murs et du silence), Elle (la pauvre folle) et Doc (le médecin). Comme l’écrit l’éditeur, avec tant de justesse, de finesse, que le critique n’a, semble-t-il, plus rien à ajouter : « Le poème opère lentement une recherche d’espace impossible, de sortie, une transfiguration du rêve en vagues, en oiseaux […] Être un oiseau noir comme seule façon d’être un ange et de pouvoir enfin “effleurer sans blesser”, de pouvoir enfin sortir vers la mer et le ciel bleus ».
Disons, pour terminer, qu’on a parfois tant d’amitié pour certains livres, prose ou poème, ils sont si proches, si mimétiques (et c’est le cas ici), qu’on en perd ses moyens, qu’on en devient soi-même un héros aphasique, sans pouvoir sur les mots.