Dans les chroniques latines, Héliogabale incarne le stéréotype de l’empereur romain décadent. Reprenant le flambeau d’Antonin Artaud et de Jean Genet, Guillaume Lebrun fait de lui le héros sulfureux d’une tragédie.
De Dion Cassius à l’Histoire Auguste, les récits concernant Héliogabale, né Varius Avitus Bassianus, grand prêtre d’Elagabal, s’accordent sur les principaux faits de sa brève existence. Hédoniste, sacrilège, travesti, histrion, époux d’une vestale et amant d’un conducteur de char, il est le digne successeur de Caligula, Néron et autres monstres impériaux. Après trente mois de règne, ses débauches lui valent d’être détrôné lors d’un complot tramé au sein de sa famille, poignardé par ses propres soldats et jeté dans le Tibre. Tous éléments sensationnels qui colorent le deuxième roman de Guillaume Lebrun.
Des chercheurs prestigieux comme Edward Gibbon, James G. Frazer, Barthold Georg Niebuhr ont encore renforcé la réputation scandaleuse de l’empereur. Il faut attendre l’historien britannique John Stuart Hay pour lui voir consacrer une biographie sérieuse, The Amazing Emperor Heliogabalus (1911). Selon Hay, qui procède à un examen des sources et des éléments de preuves fournis par la numismatique, il était vital pour ses assassins de détruire sa réputation aux yeux d’un monde qui l’aimait. La tradition a suivi servilement des plumitifs serviles sans vérifier leurs assertions. Ceux parmi ses sujets qui appréciaient sa générosité, son esprit de tolérance et sa beauté n’eurent guère voix au chapitre face aux détracteurs qui inscrivirent ses largesses au chapitre de ses outrances. L’attractivité des cultes orientaux menaçait la religion de Jupiter capitolin et les vertus civiques romaines, bravoure, honneur. Avec les anciens dieux, c’est la stabilité de l’État qui était en jeu, à mesure que s’affirmait l’individu dans sa recherche du bonheur.
Parmi les crimes que l’on prête à Héliogabale, son contemporain Dion Cassius l’accuse d’avoir sacrifié des enfants au culte du Soleil, et contracté « des épousailles où il était époux et épouse, car il se donnait et pour homme et pour femme ». Ainsi, il « se fit appeler femme, maîtresse, impératrice », et aurait même demandé à ses médecins de le rendre bisexuel par une incision, ce qu’ils refusèrent de crainte qu’il n’en mourût. Il aimait si passionnément son amant Hiéroclès que, loin de s’irriter de ses coups et injures brutales, « il ne l’en chérissait que davantage, et que même il voulut le nommer véritablement César », toutes extravagances qui furent cause de sa perte. Il fréquentait les lupanars, se prostituait, et « comme pour les autres choses, il avait, pour cet objet, une foule d’éclaireurs, qui s’occupaient de chercher ceux qui, par leur impudicité, pouvaient lui procurer le plus de plaisir ».
D’après le De vita Heliogabali, l’un des textes réunis dans l’Histoire Auguste par l’humaniste protestant Isaac Casaubon, le jeune empereur était entièrement gouverné par son aïeule et par sa mère, une courtisane qui se livrait dans le palais à toutes sortes de turpitudes. Cette Vie attribuée à Aelius Lampridius offre une profusion de détails sur sa recherche des plaisirs, sa magnificence et ses raffinements de cruauté. Les menus de ses banquets incluent « des talons de chameaux, des crêtes prises sur des coqs vivants, des langues de paons et de rossignols, parce que c’était, disait-on, un préservatif contre la peste ». Pendant les jeux du cirque, il fait lâcher des serpents parmi la foule, et distribuer les réserves de blé, propriété du peuple romain, « aux filles publiques, aux maîtres de lupanars et aux débauchés de la ville ». Les convives d’un banquet, étourdis de boisson, se réveillent enfermés dans une cage avec un lion ou un léopard. Mais l’auteur se dégage de tout soupçon de complaisance, il n’a fait que satisfaire une commande de Constantin le Grand, à qui l’ouvrage est dédié : « C’est bien malgré moi, et en me faisant violence à moi-même, que je me suis chargé d’écrire et de vous présenter sa vie, dont j’ai puisé les matériaux dans les auteurs grecs et latins. »
Guillaume Lebrun n’a rien perdu de ces détails, orgies, sévices barbares, flots de sperme, sang et vomi, jusqu’aux recettes de vulves de truie ou cous de girafes farcis. Mieux vaut avoir l’estomac bien accroché, et le regard indulgent, car les « épreuves non corrigées » fournies par le service de presse fourmillent de fautes d’orthographe et de fautes de syntaxe. Plus sérieusement, son deuxième roman effleure en loucedé plusieurs débats d’actualité. Coïncidence ? il semble faire écho aux thèmes de prédilection de Jean Genet dont l’Héliogabale, retrouvé dans une bibliothèque de Harvard, a paru en mars dernier. Pas plus que Genet ou Artaud, Lebrun ne cherche à rétablir la vérité sur le personnage, mais il s’applique à transmuter l’abject en martyre sublime. Les lecteurs qu’avait réjouis Fantaisies guérillères découvriront ici d’autres personnages transgressifs et verveux. Le style est toujours flamboyant, mais l’humour a quasiment disparu au profit d’une ironie rageuse, le ton n’est plus à la plaisanterie.
L’action se situe « dans une civilisation lointaine, très lointaine », en l’an 1728 avant Cherilyn Sarkisian – nom à la ville de la chanteuse Cher, championne absolue du come back. L’icône de la culture LGBTQ à la voix de contralto androgyne ne paraîtra pas dans le roman mais elle lui donne la note d’ouverture. La cible, cette fois, c’est la peur irrationnelle qu’inspirent les émigrants, les déviants, les hommes et femmes libres jusqu’à l’autodestruction sacrificielle, en rébellion contre tous les ordres établis. Lorsqu’on annonce aux vestales l’arrivée du nouvel empereur, un Syrien, elles sont vierges, « mais pour combien de temps avec ces Arabes partout ». La Pierre Noire du culte de Baal qu’il a installée sur le mont Palatin évoque la pierre enchâssée dans la Kaaba de La Mecque. Gloria, la Grande Vestale, tremble d’être grand-remplacée. Chargée par elle d’espionner l’empereur, sa confidente, Aquilia Sévéra, lui rapporte qu’il force tout le monde à manger des betteraves trempées dans du sang frais : « Des betteraves, Grande Vestale. L’infamie est absolue. » Après quoi elle assassine Georgia, prend sa place, et lui organise des funérailles grandioses : « Nous portons nos tuniques de deuil, nous pleurons sur commande, nous sommes irréprochables dans le rôle des éplorées. » Puis elle devient l’épouse d’Héliogabale.
Trois autres femmes, l’aïeule, la mère et la tante d’Héliogabale, se sont employées en coulisse à le faire élire empereur, et à le marier à Paula. Ce sont elles qui règnent, contre l’avis de Rome. Héliogabale dit avoir reçu de Baal le goût des sacrifices humains. Il écoute avec délices les cris des enfants qu’il fait enfermer vivants dans des sacs et jeter dans le vide. Quand il en égorge un lui-même d’un coup habile, sa mère « jubile près du cadavre ». Comme dans le tableau que peindra Lawrence Alma-Tadema, il étouffe ses invités sous une pluie de fleurs. Son épouse, Paula, ne lui inspire que du mépris : enlaidie par une malformation de naissance, elle a « l’air d’un petit marcassin » et « la consistance intellectuelle d’une botte d’asperges ». Pour Aquilia, tout aussi teigneuse, Paula est « un légume bouilli enveloppé d’une chair pâle », sa laideur « tient de l’idiotie incurable ».
Enfermée chez les Vestales depuis l’âge de cinq ans, Aquilia voue aux gémonies tous les responsables de sa réclusion, pointe leurs hypocrisies, et médite sur les âmes mortes en contemplant les étoiles à l’heure des fous, le cerveau rongé par les vers des aèdes. Ses monologues intérieurs suintent la haine jusqu’à ce qu’elle rencontre l’empereur qui s’est glissé nuitamment à l’intérieur du Temple, défiant tous les interdits. Une alliance se noue aussitôt entre eux : « Après quelques secondes, au milieu de cette nuit infernale, nous nous mettons à rire. » Bientôt, dans un éclair de solidarité sans suite, elle entrevoit « une possibilité de vivre autrement ; à travers moi nous toutes ». Héliogabale se pare désormais de noms, pronoms et titres féminins : « Reine de ce monde, Impératrice de Rome, Épouse, Femme, Pute et Maîtresse ». Il forme avec la jeune vestale et leur amant Hiéroclès un triangle héroïque, modèle de toutes les libertés, sexuelle, religieuse, culinaire… porte-parole de « la marge décadente de notre espèce » – lépreux onanistes, chtouilleux camés, laiderons libidineux, folles de tous les genres, illuminés, révoltés sans barricade, rêveurs insalubres, dégénérés incompris et asociaux. Au bordel, devenue complice apaisante, Aquilia le bénit « avant et après chaque saillie ». Hiéroclès se sent incapable de s’exprimer autrement que par les coups, mais « cette relation, cette violence consentie, c’est l’amour le plus pur, la confiance la plus absolue ».
Les narrations croisées du trio se déploient à l’intérieur du palais impérial, concentrées sur leurs échanges passionnés. Pendant les jours et les nuits qui suivent leur hiérogamie, ils n’ont « rien d’autre à l’esprit que de nous retrouver encore, indéfiniment, nus, ensemble, seuls, ne parlant plus que cette langue première perdue dans le temps ». Dion Cassius a fourni la ruse employée par Aquilia et Hiéroclès pour se débarrasser d’un rival, « un breuvage qui l’énerva. Zoticus ainsi confondu, faute d’érection durant toute la nuit, fut dépouillé de tous les présents qu’il avait reçus, chassé du palais et de Rome et, plus tard, du reste de l’Italie, disgrâce qui lui sauva la vie ». Toujours selon Dion Cassius, après avoir souillé la vestale par une flagrante impiété, l’empereur ne la garda pas longtemps : « il en prit une autre, puis une autre, et une autre encore ; après quoi il revint à Sévéra ».
Quand Héliogabale propose d’unir tous les croyants et de faire d’eux des enfants de Baal, une partie de la ville se scandalise. Pas tous, seulement les aristocrates et les bourgeois, qui pensent à eux seuls incarner l’Empire. Bien qu’il le répète à longueur d’assemblée, « soit nous acceptons ensemble d’être Rome, soit nous mourrons ensemble », il sent leur colère le cerner, leur refus de partager les privilèges qu’ils se sont octroyés au fil des siècles. Les Turcs, les Syriens comme lui ont beau être citoyens romains, « pour ces gens-là, nous restons des sous-races ». Rome va s’enfoncer dans sa propre fange, ils veulent le tuer alors qu’il est le dernier à vouloir sauver le monde mais « c’est eux qu’ils finiront d’achever ». À la fin comme au début, « il ne reste plus qu’Aquilia, Hiéroclès et moi ». Il ne retournera jamais à Émèse, n’a plus désormais de sol natal que leur amour. Réduit au rêve dans lequel ils se sont oubliés, le projet de transformer le monde par leur exemple a peu de chances d’aboutir, et sans surprise il échoue, tandis que ces égocentriques peinent à devenir des héros libérateurs.
Une prostituée éveille leur sympathie pour son ancienne maîtresse, Faustina, seule héritière d’une famille descendante de Marc Aurèle. Héliogabale épouse la jeune veuve « pour quelque temps », bien que les couinements de ses enfants lui donnent envie de les noyer. Faustina n’est pas dupe : « Ce qu’on te reproche c’est de ne pas te conformer, de ne pas accepter le compromis, de ne pas être le Romain qu’ils veulent que tu sois. » Elle juge idiot son éloge du bonheur, « cet abcès qui finit toujours par crever », et l’accuse : « Empereur , tu ne penses qu’à toi ; tu ne fais rien pour nous alors que tu es au sommet de leur univers, tu veux, toi, seul, changer de forme, être femme, jouir, mais le reste, tu t’en moques éperdument. » Héliogabale se défend : même s’il avait tendu la patte et cherché à contenter tout le monde, ils auraient trouvé quelque chose à lui reprocher. « Alors plutôt que la soumission j’ai choisi d’être moi. Si cela me tue, tant pis. »
L’anarchiste couronné d’Artaud voulait « réduire la multiplicité humaine, la ramener par le sang, la cruauté, la guerre, jusqu’au sentiment de l’unité », réaliser en lui-même l’identité des contraires. Chez Lebrun, pour son quatrième banquet de noces, Héliogabale réunit le peuple dans le grand Colisée : « Cinquante mille Romains assis dans l’amphithéâtre attendent ma dernière mise en scène. » Les danses sont frénétiques, les convives, ivres d’alcool et d’opium, « se battent, baisent et s’entretuent… nous ne sommes plus qu’un ». Pendant trois jours et trois nuits, le palais résonne des hurlements de plaisir, des demandes de grâce, puis des hurlements de bête et du bruit des lames. Le massacre de la famille impériale annonce la fin proche d’un empire et d’une civilisation. Seule survivante du carnage, Avilia va chercher refuge chez Faustina, d’où elle prédit que leur passage dans le temps ne laissera qu’une trace minuscule : « Nous avons été là. C’est l’essentiel. Et tout, absolument tout s’effondrera, il suffit d’attendre. » Entendez-vous, lecteurs ? Sono Pazzi Questi Romani !