On connaissait Michel Agier spécialiste des mobilités aux échelles globale et locale, fin anthropologue du monde des camps de réfugiés, des exilés et de l’expérience de l’errance africaine (Un monde de camps, La Découverte, 2014 ; La peur des autres. Essai sur l’indésirabilité, Payot & Rivages, 2022). Cette fois, l’auteur nous propose une réflexion sur le racisme, sur la race comme langage politique de domination soulevant simultanément un langage de la révolte, notamment artistique, qui déboite l’assignation identitaire.
Le maniement des concepts de race et de racisme est des plus explosifs – tant les polémiques sont violentes. Michel Agier les déplace en les plongeant dans ses quarante années d’enquêtes anthropologiques pour en lire les effets, les torsions, les points de résistance. Du Cameroun au Brésil, de la Colombie à la France, de longues explorations empiriques guident l’ouvrage, avec un double regard, « un œil de près et l’autre de loin », dit l’auteur, afin de faire jouer des échelles décentrées, faire voir le déplacement des gestes culturels.
Dans cet essai théorique, les résonances vont du XIXe au XXe siècle, entre les études coloniales d’un Frantz Fanon, les manifestes antiracistes d’un Claude Lévi-Strauss et les études culturelles initiées par Stuart Hall, entre les « races imaginaires » de Colette Guillaumin et les « identités ethniques inventées » de Véronique de Rudder. Résonance aussi avec d’autres récits, des journaux d’enquêtes, une remémoration d’expériences personnelles, sans oublier les élans des poètes Glissant, Depestre et Chamoiseau.
Résonance enfin dans le parcours des cultures africaines et afrodescendantes, des rites et des croyances qui renversent les images des races dominées. La prime est donnée à ces puissantes expressions culturelles, dont les carnavals, qui mettent en avant ces performances inédites : pour paraître nettement africains, n’être qu’entre Noirs, et ainsi tenir la domination blanche à distance pour le temps du spectacle. Espace exceptionnel, le carnaval permet de produire les images et les identités qu’on veut.
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Renversement du paraître et de l’autorité, la non-mixité raciale est une manière de dire : « nous créons notre propre monde ». Du côté de la côte Pacifique de Colombie (petit carnaval de Tumaco), des saynètes collectives sont jouées cinq jours durant avec un curé blanc (en fait, un afro-descendant dont le visage est peint en blanc) et avec ironie ; dans les territoires brésiliens, les héros et mythes de l’Afrique de Bahia (Ilê Aiyê) défilent dans les rues de Salvador et sont à l’origine du mouvement culturel noir ; en Guadeloupe, un groupe de performeurs cherche une spiritualité africaine perdue dans un carnaval très singulier ; au Brésil encore, des poètes noirs décrivent le passé de leur communauté depuis une Afrique lointaine et rêvée jusqu’aux quilombos (communautés marronnes) d’hier et d’aujourd’hui. Pour finir, les rappeurs burkinabés partent à la conquête du monde pour détourner les humiliations raciales, et des écrivains afro-européens creusent l’histoire précoloniale pour mettre en lumière des héroïnes de la résistance.
Et si tous ces lieux du monde « s’africanisaient » ? Et si toutes ces fêtes, chants, danses, habillements, à force de taper des pieds, en puisant dans la « culture noire », troublaient les assignations identitaires ? « C’est une quête de sens inséparable d’une recherche d’identité et d’une demande politique de respect et d’égalité dans la société contemporaine », affirme Michel Agier, comme des luttes habillées en performances artistiques, une adhésion au monde via le candomblé (religion afro-brésilienne mêlant croyances chrétiennes et rites africains), le carnaval afro et la capoeira, une façon d’affirmer une spiritualité tout en s’africanisant. Autant dire, l’air de rien, un engagement dans la lutte contre le racisme et pour l’égalité raciale.
Le processus tient en quelques phrases, le geste artistique et religieux consiste à se moquer du regard des Blancs en se mettant en scène sous un autre jour, avec d’autres attributs, d’autres stigmates si nécessaire, pour mettre en œuvre une autre définition de soi face aux autres, qui dépassera le seul moment du carnaval. Ainsi, nous observons longuement les transformations de la poésie populaire des sambas de l’Ilê Aiyê, un nouveau modèle inscrit depuis cinquante ans pour les Noirs de Bahia soucieux d’affirmer leur présence et de la rendre socialement respectable.
Au total, c’est un défilé d’images, de récits et de héros imaginés pour donner corps à ce geste affirmant face au public de toutes les couleurs : « Nous ne sommes pas vos noirs, nous sommes les Africains ». Ou encore, en reprenant les mots rieurs et scandaleux du premier « Chant noir » de l’Ilê Aiyê au carnaval bahianais de 1975 : « blanc si tu savais la valeur du noir, tu prendrais un bain de goudron et tu deviendrais noir toi aussi ».
Ce livre, à la fois très personnel et très anthropologique, commence et se clôt par des performances de rues ou théâtrales, une manière de nous faire sentir ce qu’un renversement d’image veut dire. Avec pour dénouement « Carte noire nommée désir », performance théâtrale de Rébecca Chaillon présentée au Festival d’Avignon et au théâtre de l’Odéon à Paris. Véritable modèle de contre-blackface selon l’auteur, elle réveille par le jeu des peurs postcoloniales (durant le spectacle, des femmes noires – face à un public blanc – subtilisent les sacs des spectateurs pour jouer et inverser l’épisode des spoliations coloniales).
Perspicace, cet essai décrit et questionne l’expérience de la naturalisation raciste des dominations et son envers, son « transcodage » et sa transfiguration par la culture. Une nouvelle fenêtre vers les libérations dans l’imaginaire, les subjectivations politiques et les utopies. Contre et au-delà du racisme, sur tous les continents, une voie se dessine « vers un devenir vraiment a-racial », une « utopie concrète ».