Le temps effiloché

La Clepsydre de Wojciech Has, grand classique polonais de 1973, ressort en salle dans une flamboyante version restaurée. Si l’adaptation des textes de Bruno Schulz semble relever du défi, Wojciech Has (1925-2000) réussit à tisser un monument sur le deuil dont l’exubérance baroque révèle un puissant instrument de lutte contre le désenchantement du monde.

Wojciech Has | La Clepsydre. Avec Jan Nowicki. Durée : 2 h 04

Le royaume des ombres, c’est le monde d’hier, transfiguré. On y voit les communautés hassidiques et la reconstitution d’un village de Galicie au début du XXe siècle, tel que Bruno Schulz l’évoquait dans ses deux recueils, Les boutiques de cannelle (1933) et Le sanatorium au croque-mort (1937). À travers un récit marqué par la décrépitude de son père, Jacob Schulz, La Clepsydre réagence les obsessions de l’écrivain et dessinateur polonais. Sélectionné au festival de Cannes en 1973, année des triomphes controversés de La Maman et la Putain de Jean Eustache et La Grande Bouffe de Marco Ferreri, le film obtient le Prix du jury (un jury présidé par Ingrid Bergman et qui comptait parmi ses membres l’écrivain Lawrence Durrell).

La prégnance de Schulz dans une ère malade n’est plus à prouver : outre Wojciech Has et le compositeur John Zorn (dont le disque Sanatorium Under the Sign of the Hourglass: A Tribute to Bruno Schultz est sorti en 2005), il y a aussi les frères Quay, rois de l’animation contemporaine souvent marqués par le génie sombre d’écrivains et plasticiens d’Europe orientale. En 1986, les cinéastes américains signent une première adaptation des Boutiques de cannelle. En février prochain, ils présenteront leur propre Sanatorium Under the Sign of the Hourglass au festival de Rotterdam. En attendant, la restauration en 4K du film de Wojciech Has, adulée par un pan historique de la cinéphilie, a été présentée à Cannes Classics en 2020 selon les directives laissées par son directeur de la photographie, Witold Sobociński, atteignant ainsi les couleurs souhaitées dès l’origine du projet. Car c’est bien le chromatisme qui opère ici, comme une alchimie cinématographique à la démesure des hantises de Bruno Schulz.

"La Clepsydre", Wojciech Has © Malavida Films
« La Clepsydre », Wojciech Has © Malavida Films

Voici un monde où le temps prend la tangente. Un homme arrive au milieu des Carpates, dans un sanatorium à flanc d’abîme et abîmé en lui-même, afin de rendre visite à son père presque mort, à peine, ou pas vraiment encore. « Nous avons reculé le temps », annonce le médecin-chef, devise tonitruante qui résonne comme un défi prométhéen et étonnamment contemporain. Mais, au lieu de la fameuse clinique où les mourants sont pris en charge, l’homme découvre un portail vers un monde parallèle – un ailleurs thérapeutique où se mêlent les ombres de ce qui fut.

La Clepsydre parle de cela : de l’immense demeure de la mémoire, d’un lieu inépuisable où la machinerie du temps s’est grippée, où les souvenirs vivent sur le seuil du perceptible. On dit du cinéma qu’il est une incroyable invention à faire du vrai ; avec ce film, il devient aussi une formidable machinerie à injecter du rêve. Wojciech Has nous fait parcourir une contrée onirique dont les repères sont brouillés, un espace irrationnel qui pallie les insuffisances de la raison et les injustices de l’histoire. Il raconte l’histoire de la recherche d’un père, sorti du temps mais pas de la mémoire, une figure omniprésente dont on dit qu’il « savait ce qu’il ne savait pas » ; un homme qui voyait, les paupières closes, les reflets des mondes lointains.

Tout ici n’est que vision : le cinéma de Has reconfigure entièrement l’expérience du souvenir, évoquant non pas un monde apprivoisé par l’intellect mais tel qu’appréhendé par l’appareil psychique, notre propre formidable petite fabrique à images. Plongeant pour cela aux sources de l’iconographie hébraïque, le réalisateur convoque l’art sacré et Marc Chagall, héritant ses perspectives dépravées d’artistes comme Escher ou Piranèse, tordant les lignes comme l’aurait fait le Bernin. Une telle profusion de motifs évoque l’instabilité européenne – celle de l’entre-deux-guerres décrite par Schulz, déporté et mort assassiné en 1942 – mêlant aux années 1930 les incertitudes de la Pologne des années 1970.

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On connaissait l’acteur Jan Nowicki, grand monsieur du cinéma polonais et égérie séduisante de la cinéaste hongroise Márta Mészáros. Ici, son visage anguleux, tout sculpté en ombres et lumières, est filmé comme le paysage baroque qu’il traverse, avec la force hypnotique de ses yeux clairs, presque transparents, et le merveilleux clair-obscur de sa fossette au menton. Entre beauté et pacotille, le personnage erre dans le village qui n’est pas tout à fait Drohobycz ni tout à fait un autre, frôlant des femmes troublantes au burlesque weimarien, filles de joie qui seules éclairent le monde à l’orthodoxe masculinité où il cherche à devenir un homme. Le sanatorium est le lieu où travaille, la nuit, le trauma du fils : dans la balade du grand macabre chimérique, ou dans de nombreuses allégories de la violence (même s’il s’agit d’un film où n’affleure qu’à peine le sombre et comique sadomasochisme masculin si cher à Schulz), ou encore dans la cruauté des automates accumulés dans un conservatoire du monstrueux. On y trouvera aussi des évocations de la conquête coloniale et jusqu’aux allusions aux pogroms annonçant les massacres de la Seconde Guerre mondiale, traces délirantes et horrifiées de l’antisémitisme en Pologne. Le film déploie des sortilèges sur fond de cérémonies funèbres, faites de contradictions torturées et d’« antinomies enchanteresses ». Dans ces paysages embrumés, s’entremêlent le sacré et l’abject, le rituel et l’obscène, le mysticisme et la misère, la mère et la putain. Has, virtuose en pleine possession de ses moyens, forge les outils pour mettre la technique au service des fantasmes débridés de la plume de Schulz. 

La Clepsydre donne à voir l’ambiguïté morbide du temps, une durée emplie de fantômes, de fantasmes et de spectres. Parfois, le temps retrouvé est celui de l’innocence, une jeune fille lumineuse, un jeune garçon féru d’oiseaux rares et de contrées lointaines aux noms mélodieux. Les voies parallèles du temps, censées retarder la disparition du père, sont le chemin qui mène à la réminiscence. Le baroque, tel qu’il se déploie ici, serait plus fidèle au souvenir qu’une narration linéaire.

« Connais-tu une histoire que le temps ne puisse pas changer ? », demande naïvement une jeune fille. Oui, répond le film, car La Clepsydre raconte une histoire vielle comme la mort : celle de son acceptation. Peut-être faut-il suivre autant de détours pour atteindre à l’essence du deuil, peut-être faut-il se laisser aller à ce temps labyrinthique pour accepter enfin de regarder les mains d’un père se crisper dans un geste désespéré, mourant avec rage et comme à regret. Le temps sorti de ses gonds est usé, porté par les hommes au fil du siècle : effiloché, il révèle la substance secrète des saisons de la mémoire.