Pour le cruciverbiste Robert Scipion, un avaleur de feu était la définition du nécrophage ; en suivant une piste semblable, Olivier Cadiot nous invite à causer de Départs de feu, autrement dit de l’éloignement des personnes disparues – mais pas seulement.
Cadiot a beau annoncer écrire des phrases simples dans une langue simple (légendaire ou véritable transparence du français), il ne peut pas faire en sorte que Départs de feu ne signifie pas en plus, en même temps, de façon complémentaire ou intermittente, les préludes d’un véritable incendie ; il le sait bien, personne n’échappe à l’équivoque. D’ailleurs, avec son honnêteté coutumière (Cadiot est complexe, mais joueur, jamais volontairement obscur, il s’en voudrait de se montrer goujat avec son lecteur), il nous annonce d’emblée, page 11 : « J’ai l’impression qu’il fait de plus en plus chaud – avec les risques permanents d’incendies spontanés. / Une tabatière en argent dirigée par hasard en plein soleil ; une étincelle d’un bosquet à la lisière d’une forêt. »
On pourrait établir sur plusieurs pages la liste des livres que ce livre n’est pas, aurait pu être, était à deux doigts de devenir avant de se rétracter, pour mille raisons différentes. Il n’est pas tout à fait un livre de deuil, au sens commun du terme, même si « Pavane pour X défunte » aurait pu en être le sous-titre (à propos de cette X défunte, l’auteur fait cette confidence : « Je voudrais la faire revenir. » La disparue ne cesse de fuir, elle a, elle aussi, mille façons de lui échapper, comme le livre a ses mille façons de ne pas être ce qu’il aurait pu être ; même quand elle apparaît, c’est sous la forme d’une trace, d’un souvenir ou d’un substitut, comme ce grand X de la pavane, presque trop grand pour elle (on imagine une petite fille – une petite sœur), ou ce la rendu plus fragile par l’italique, penché et pas certain de se redresser un jour.
Au moins deux impératifs déterminent l’écriture ; celui-ci, page 66 : « De cette sœur disparue, je ne m’occupe absolument pas. Faut que ça change. » Et cet autre, quelques pages plus haut : « Il ne faut pas se laisser glisser. » Si Cadiot fait apparaître le mot larmes plusieurs fois dans une même page, il cherche à contourner la jérémiade, ou ce côté office des Ténèbres qui aurait tant plu à d’autres écrivains portés sur le funèbre (d’autant qu’on retrouve partout dans ce livre la musique, si importante pour son auteur). Il termine sa petite litanie de « Larmes. / Larmes. / Larmes » par un sobre et bref « Etc. »
Ce n’est donc pas tout à fait un livre de deuil, mais cela ressemble furieusement à un journal – tout y est, les dates, les entrées laconiques et brisées, la surreprésentation du trivial, l’attention au climat (l’auteur consulte un baromètre), les projets de travaux domestiques et quelques bribes de rêve. La quatrième de couverture affirme, sur un fond crème, doux au toucher : « Seules les vies quotidiennes sont intéressantes » – devise empruntée aux théoriciens de l’autofiction et reprise ici avec facétie, ou bien avec le plus grand sérieux, allez savoir (vient le moment, chez Olivier Cadiot, ou le sérieux devient le degré supérieur de la facétie). Quand il est question d’une vie interrompue, avec ce que cela suppose de rage et de chagrin, la vie en cours, la vie des survivants, se dote d’une préciosité imprévue, peut-être embarrassante, et le mystère de vivre l’emporte sur l’énigme de la mort.
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Les règles du genre semblent claires, le journal est l’écrit de la véracité et de l’intimité. « Je prends mon exemple. / Tout nu. / C’est plus pratique », clame Cadiot, qui a lu Montaigne. (Il insiste ailleurs : « Je passe des journées à essayer de me comprendre en serrant les dents, en espérant que c’est le bon moyen de réfléchir à l’humanité en général ».) Sans doute, mais impossible pour lui de ne pas compliquer une règle aussi limpide, acceptée avec tant de candeur : les dates se suivent et se contredisent, ou se télescopent, et annoncent parfois une couleur trompeuse. L’auteur recolle « des scènes du présent avec des scènes du passé » selon la technique « à la mode » qui consiste à souligner d’or les brisures d’un vase, au lieu de les masquer. À l’entrée datée de juillet 1947, il est question de décrépitude, on évoque un film ressemblant comme deux gouttes d’eau à The Swimmer de Frank Perry, sorti en 1968, l’histoire d’un voyage de piscine en piscine et d’une époque à l’autre, vers la déréliction. Selon ce principe de recollement, le livre convoque le passé, les ancêtres, les disparus, les réapparus, les souvenirs, les projets caducs, les lumières d’enfance et les rêveries anciennes.
Italo Calvino a consacré une de ses fameuses leçons américaines à la rapidité ; toute l’œuvre de Cadiot aurait pu lui servir d’exemple, si la chronologie de notre monde était aussi libre que celle de Départs de feu. Le « Etc. » de tout à l’heure, venu clore une série de larmes, n’était pas là seulement pour éviter le pathétique, mais aussi pour faire bref, le etc. contenant tout ce qu’on suppose, ou ce que l’auteur suppose, ou ce qu’on suppose qu’il suppose, en seulement trois lettres (on trouve ici ou là des (…) ou des […], comme des trappes, dont Cadiot a toujours été coutumier). Calvino, en citant les conteurs de Sicile, rappelle cette loi fondamentale : le récit ne perd pas de temps ; la célérité de Cadiot a bien sûr quelque chose de cette oralité des contes, ses œuvres sont données en spectacle, lues et chantées, mais il ne semble pas toujours vouloir hériter d’une oralité originelle et forcément respectable : il semble plutôt partir de l’écrit pour le donner à entendre, comme une partition. Ses livres ont des gueules de livrets bien dessinés, la mise en page est déterminante, le retour à la ligne marque le tempo : il faut suivre, le lecteur cavale, il se laisse griser, puis se rend compte qu’il est passé à côté de quelque chose – c’était voulu.
« Douleur, mais par chance, ça va vite », oui, ça doit aller vite, il faut passer sur les larmes et accepter le principe stoïcien selon lequel les grandes douleurs sont toujours brèves (ça reste à vérifier). Si la douleur va vite, et si les morts vont vite, l’écriture doit se montrer à la hauteur, dans une précipitation contenue de lapin d’Alice, faute de quoi on n’aura jamais le temps de tout recueillir ; elle vise un idéal sténographique, capable de ménager la contemplation et l’urgence. Olivier Cadiot (ou celui qui prend la plume à sa place) parle d’un système ingénieux d’écriture, « conçu d’abord pour noter rapidement les sermons » – on ne l’imagine pas aussi abouti que le sien. Il écrit encore : « Une vie romanesque vécue en accéléré condamne à jamais l’idée même de faire un roman » – et trois pages plus loin : « Ça nous en fait des chapitres possibles. On a tout bon pour la saga de mille pages. / Mais c’est une histoire que je ne raconterai pas. » Les romans non écrits et les sagas non racontées donnent vie, sur les bords, comme des reliquats splendides, ces précipités cadiotesques ; au lecteur de joindre les fragments à l’aide de cette pâte d’or « à la mode » chaque fois que l’auteur semble ne pas l’avoir déjà fait.
Les familiers de l’œuvre d’Olivier Cadiot reconnaîtront ici ou là quelques motifs coutumiers, un Robinson, des îles, un poème tiré de la Bible, de l’allemand romantique ou quelques remarques sur la littérature plus ou moins récente. Quand il lit : « Il faut que je fasse revenir ma sœur », le lecteur se demande si ça n’est pas une autre façon de souhaiter le retour définitif d’un être cher.