Il y a dans le prologue d’Après Sappho un mot grec qui chatoie et que voici : aithussomenon. Il est issu d’un des fragments poétiques de Sappho et désigne « le frémissement des feuilles dans le jour » ou « les feuillages qu’agite la lumière de l’après-midi ». Non seulement il sous-entend une forme de désir et de plaisir, mais il exprime à point nommé le sentiment que procure la lecture d’Après Sappho, un récit gender-fluid, oscillant entre imagination, érudition et facture exceptionnellement soignée. Nous le devons à Selby Wynn Schwartz, une jeune Américaine mi-romancière mi-universitaire qui, de son savoir, a tiré d’exquis feuillets.
L’objet-livre intitulé Après Sappho se distingue : le format est large, le grammage du papier est généreux, des illustrations noir et turquoise-mer-Égée soulignent la séparation des chapitres, des arabesques vibrent dans les marges. L’ouvrage vient enrichir une suite de hors-série liés à la collection « L’Imaginaire », confiée à Margot Gallimard, féministe, engagée, qui renoue avec la qualité du graphisme et de la fabrication, caractéristique historique de la maison dont elle porte le nom. Grâce lui soit rendue, et grâce soit rendue aux femmes dont cet Après Sappho dessine les vies : vies brisées, vies signifiantes et fortes, vies osées, vies transgressives, vies qui sidèrent, aujourd’hui encore, en 2025.
Après Sappho n’est pas un dictionnaire ni une histoire des poétesses et des amours saphiques de 630 av. J.-C. (date de naissance de Sappho) à nos jours. Le livre se concentre sur une période spécifique : le tournant du XIXe au XXe siècle, soit le moment où l’Europe a éclos hors du corset d’usages éminemment contraignants pour les femmes avant de voir poindre l’aube de leur émancipation. À sa très originale façon, Selby Wynn Schwartz se penche sur cette transition dont elle situe la fin en 1928, l’année de la parution d’un des chefs-d’œuvre de Virginia Woolf, Orlando.
Le sentiment de l’époque et de l’empreinte qu’y ont laissée certaines personnalités est très présent dans le livre ; on y sent la possibilité du progrès et la valeur de gestes individuels qui claquent la porte de conventions-camisoles ; le récit brille de leur vivacité et du libre arbitre dont ces actions témoignent. De Nora, héroïne de La Maison de poupée d’Ibsen, l’autrice écrit ainsi : elle « quitte sa maison, son mari et ses enfants, en fermant d’un coup sec la porte du siècle derrière elle ». Ou encore, du Dictionary of National Biography, exclusivement masculin, édité en partie par le père de Virginia Woolf, elle rappelle qu’après la parution du soixante-troisième tome, « ce fut la fin du siècle ».
Paradoxalement, pourtant, comme le point de fuite du livre est le personnage et la poésie de Sappho, très éloignée dans le temps, Après Sappho n’enferme pas ses héroïnes dans leur époque ; au contraire, il les en libère et établit entre elles un autre type de filiation et de solidarité. Il les libère aussi de leur milieu social. Certaines sont ouvrières, d’autres, dames patronnesses, d’autres, suffragettes, d’autres, comtesses ou simplement bourgeoises… Toutes sont mues par une soif de liberté qui vient de plus loin que l’éducation, animées par une même et juste rébellion contre tout ce qui dans les usages, le droit et la Constitution réduit les femmes à leurs fonctions reproductive et ancillaire. D’où vient cette soif ? Je ne saurais le dire, mais c’est une des vertus du livre de Selby Wynn Schwartz : il ne l’étouffe pas sous la causalité ni la rationalité, il en préserve l’élan et la vive anarchie.
Car beaucoup de ces femmes, mais pas toutes, l’ont payé cher. Beaucoup, mais pas toutes, ont écrit et publié, scandalisé, refusé le mariage mais pas nécessairement les enfants, franchi la barrière qui sépare les sexes, et répondu au frémissement sensuel de l’aithussomenon, aux délices de la triangulation des amants et de la variabilité des amours. Après Sappho est davantage un livre où l’on aime qu’un livre où l’on pâtit et subit. C’est un livre gai.
Et savant. Selby Wynn Schwartz est anglo-saxonne et chercheuse, elle a travaillé sur les littératures italienne et française. Son ouvrage est documenté, rigoureux, même quand il s’autorise à flotter sur les ailes de l’affabulation. Rien n’y est vague, pas même le vague à l’âme qui naît du désir interdit ou de l’oppression, ni le terrain de la poésie de Sappho dont ne subsistent que des traces, des « éclats de dactyle », comme elle l’écrit finement.
Cette profonde connaissance est ce qui unit le livre dont la structure est entièrement éclatée. Le récit est divisé en vingt chapitres, eux-mêmes fragmentés en brèves signalées par des intertitres dont l’enchaînement n’est pas strictement chronologique. Les vies des femmes mises en scène s’entrecroisent ; l’une apparaît là, que l’on abandonne pour la retrouver une page plus loin. Le talent et la maîtrise de Selby Wynn Schwartz suffisent pour qu’on ne s’y perde jamais, sinon quelques instants de suave incertitude où se superposent deux personnalités ou deux noms. Il est vrai que son savoir-faire s’apparente à celui du montage, mais, de ce point de vue, nous ne saurions rivaliser avec Anne Garréta dont la préface, brillante, analyse à la fois les ressorts de cet art, les effets qu’il produit et les incidences qu’il a sur la perception des lecteurs et des lectrices.
Nous insisterons plutôt sur les mots, leur choix, leur traduction parfaite, leur justesse, leur couleur variant suivant les registres. D’un côté, les mots latins ou les mots grecs dont le sens nous est plus ou moins connu, que Selby Wynn Schwartz explicite et affûte avec grâce. De l’autre, ceux du vocabulaire juridique, conservateurs et souvent effrayants, qu’ils appartiennent à une langue morte ou une langue vivante. Ou tout simplement, ceux de l’autrice, sa griffe, la fantaisie qu’elle glisse entre les lignes de ses histoires, son extrême praecisio et l’acuité de son oreille, loin des expressions éculées et marchandisées que nous connaissons et ne répéterons point.
Après Sappho serpente entre esprit du temps (le nôtre) et esprit fin-de-siècle, entre Grèce ancienne, Italie fraîchement réunie, Royaume-Uni échappé de la férule victorienne et France impudente, celle de Colette. C’est un récit qui dit « nous » mais jamais « je ». Qui associe de belles inconnues, de belles endormies et des noms célèbres. Qui dégage un charme inusité et capiteux. Et qui se lit en toute liberté, suivant les séquences de ce papier découpé commencé sur l’île de Lesbos.