Universalisme et dialogue

Le monothéisme n’est pas qu’une opération de soustraction. Il s’agit moins de rejeter tous les autres candidats potentiels à la fonction divine que d’affirmer la portée universelle de celui qu’on reconnaît comme dieu unique. Or l’universalisme exclut la possibilité d’une altérité. D’où le conflit récurrent entre christianisme et islam. En parlant de « croisement des cultures », Abdelwahab Meddeb (1946-2014) tente de sortir de ce conflit. Il est temps de suivre ce chemin.

Abdelwahab Meddeb | L’islam au croisement des cultures. Albin Michel, 254 p., 18,90 €

Deux religions différentes pourraient sans difficulté avoir chacune de son côté un dieu unique. C’était en substance ce que disait l’empereur Julien l’Apostat du monothéisme juif : c’est une bizarrerie de ce peuple de ne reconnaître qu’un seul dieu, mais elle ne change pas grand-chose à la pratique religieuse, au fond guère différente de celle des autres peuples de l’Empire. Telle n’est pas la position des chrétiens, ni d’ailleurs des musulmans. Des deux côtés de la Méditerranée, les uns et les autres pensent leur monothéisme dans sa modalité universaliste, d’où leur mutuelle intolérance, sur le mode « mon dieu exclut le tien ».

La force de la démarche d’Abdelwahab Meddeb tient au fait qu’il s’intéresse à la manière dont, de chacun des deux côtés, on vit son expérience mystique, plutôt qu’à ce qui pourrait relever d’arguties théologiques sans doute honorables mais inaptes à se conclure par un accord qui ne soit pas artificiel. La communauté d’origines bibliques ne suffit pas à servir de base à un consensus puisque tant le christianisme que l’islam se sont définis par la distance prise avec l’Écriture, au profit de la parole christique ou des hadiths. Ils ont l’hostilité que l’on peut avoir à l’endroit de ceux qui auraient eu de bonnes raisons d’être proches et qui ont tenu à marquer l’éloignement, à creuser l’écart, ne serait-ce que sur des points qu’un profane pourrait tenir pour mineurs.

Abdelwahab Meddeb | L’islam au croisement des cultures
La pendaison d’al-Hallaj en 922 (1602) © CC0/Ashmolean Museum/WikiCommons

Un discours convenu du côté musulman insiste sur le moment en quelque sorte idéal qu’aurait représenté l’Andalousie médiévale, quand de grands penseurs des trois religions bibliques se respectaient mutuellement et s’exprimaient en arabe. Le propos de Meddeb – qui se réclame de la pluralité des cultures – est plutôt de se focaliser sur quelques auteurs, bien connus ou pas, pour mettre en évidence la manière dont les uns et les autres se sont voulus au « croisement des cultures », ou du moins se sont perçus tels. Pour la plupart, ils ont vécu au Moyen Âge ou à la Renaissance – c’est-à-dire avant l’achèvement de la Reconquista ou peu après, quand les Arabes d’Espagne se sont retrouvés dans la situation de morisques.

Ce croisement n’a pas été revendiqué ; il a eu lieu, simplement. Pour Meddeb, il a commencé avec le bilinguisme connu par le petit Tunisois confronté à la fois au patois local, à l’arabe littéraire, au français dont il a fait sa langue d’écriture, jouant en poète de toutes ses subtilités tout en arabisant nombre de noms propres. En s’efforçant de comprendre de quoi est faite la langue reçue pour maternelle, on se met en situation de prendre conscience de sa bigarrure issue de la pluralité des emprunts à d’autres langues, pour soi et même de la part de grands auteurs que l’on voudrait croire les parangons d’une pureté linguistique. Il y a ainsi des traces d’influence arabe chez Dante et même dans le Don Quichotte écrit par un combattant de Lépante. Pas tant des mots que des façons de penser, ainsi de la conception de l’imagination dans le chant XVII du Purgatoire ou de la manière dont Cervantès invente le personnage de la Mauresque Zoraida et « s’amuse à référer au refoulé islamique qui hante comme fantômes et spectres la bonne conscience chrétienne ». On est moins surpris de voir des parentés entre le mysticisme soufi et celui de chrétiens comme Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix. Voire entre la passion du Christ et celle de Hallaj.

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La référence musulmane que choisit Meddeb est principalement Ibn Arabî, c’est-à-dire un des plus grands penseurs du mysticisme musulman. On pourrait dire qu’il se fait la part trop belle en choisissant un philosophe de cette trempe et que les croisements seraient peut-être plus difficiles à identifier avec des gens de moindre envergure. De ce point de vue, le chapitre consacré à Ramon LIull est particulièrement instructif : le théologien catalan s’inscrit d’abord dans une perspective de compréhension de l’Autre, avant de constater l’impossibilité d’un accord, impossibilité qui n’est pas due à un blocage du côté musulman mais à la vigueur de ses certitudes chrétiennes.

S’il y a des croisements, il y a aussi des écarts, et ceux-ci occupent la deuxième partie du livre. C’est que le dialogue des cultures ne saurait avoir pour finalité un alignement de l’une sur l’autre. Pour se parler, il faut admettre la persistance de différences qui peuvent toucher des points essentiels. Bref, l’altérité de l’autre. L’enjeu n’est pas d’aboutir à une identité, qui risquerait fort de n’être que superficielle et artificielle, mais de conquérir une tolérance mutuelle fondée sur l’idée que la volonté d’universalisme ne suppose pas que l’un ou l’autre détienne la vérité en tout.