Quatre couleurs, premier roman « adulte » de Thomas Terraqué qui a d’abord écrit pour la jeunesse, est un récit nerveux, saccadé, qui narre les aventures d’Obi, un gamin vraiment pas comme les autres, au pays d’un collège qui va à vau-l’eau.
Obi, c’est le gamin de base, enfin, un peu moins ou un peu plus que la base, son sommet si l’on veut, « fini à la pisse », « olibrius dégingandé », « idiot tellement qu’il en oublierait jusqu’à son prénom », en verlan, un « golmon » ; mais Obi, il se distingue aussi des autres, car il voit des choses qu’ils ne voient pas, ne comprennent pas, lance ses crayons dans le ciel, dessine des formes imaginaires, « une géographie céleste mouvante, avec gouffres, montagnes anéanties et forêts stellaires ». Obi, c’est donc un gamin, simplement, magiquement, puisque la base d’un gamin, c’est le rêve à portée de main plutôt que l’inatteignable réalité.
Urbi, c’est la classe, le collège, l’espace où coexistent des zones permises, des endroits interdits, la cour, la salle des profs, « le couloir parallèle de l’administration, où quelques élèves triés sur le volet attendent au secrétariat ». Tout un monde du dedans, il y faut un lexique, des codes pour en expliquer les rouages, il y a d’ailleurs un glossaire à la fin du livre, au cas où l’on se perdrait dans la jungle des sigles : CPE, ASE, DASEN, SEGPA ; mais c’est aussi tout le monde du dehors qui se retrouve prisonnier dedans, personne ne sait trop ce qu’il fait là, s’il est là, pas là, en trop, de trop : « Longtemps que je ne sais plus ce que je fais ici », balance proustiennement Monsieur V.
C’est peut-être le propre d’un roman réussi que d’inventer un monde qui existe déjà, un monde de loin vu par des gens de près, un monde qui appartient à ceux qui se tiennent à part.
Urbi et Obi donc. Comme un personnage perdu sur la scène d’un théâtre à la fois trop grand et trop étroit pour lui. Trop ailleurs pour être ici. Et pourtant, intensément présent, d’une présence qui renvoie les autres à leurs études, leurs gestes attendus, leurs esprits prévisibles dans des corps qui ne le sont pas moins. Il y a la contractuelle, Madame E., elle n’a aucune certitude quant au métier, mais sent le danger qui la guette : « la plainte du professeur… » ; il y a le prof déprimé, Monsieur V., devenu impuissant au fil du temps. Il ne fréquente pas ses semblables : « en les évitant, c’est à lui-même qu’il échappe, à son propre renoncement ». Il fait quand même passer Baudelaire en contrebande, explique Ovide par la bande. Il dit un peu plus je que les autres. On le soupçonnerait presque d’être le double de l’auteur. Et puis il y a encore le pion, qui « connaît rien au collège », Jocelyne, qui en a marre d’être « la petite négresse » du collège, elle traîne son chariot lourd rouillé comme une protubérance d’elle-même. Ils vivent ensemble séparément, comme des poissons dans un bocal d’eau vaseuse. Ils contiennent tant bien que mal l’enfance qui fuse de toutes parts.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : du bouillonnement intérieur de l’enfance, de sa beauté transgressive, irréductible, et elle s’entend comme rarement on l’entend dans un roman. C’est un chant continu, une langue simple, incisive, jamais servile. Un peu comme chez Beatrix Beck, ou Marguerite Duras : « mais monsieur à quoi sert le français puisqu’on parle déjà le français ? ». Touché. Coulé.
Un jour, Obi chipe cinq euros dans le sac à main de sa mère ; avec, il achète un stylo quatre couleurs, un collector, c’est un obus, un symbole, une conquête, là encore, on ne sait pas trop, mais ce qu’on sait c’est qu’Obi y tient comme à la prunelle de ses yeux : « De la tête jusqu’à la pointe, il est entièrement noir. Noir chromé, même, ce qui signifie qu’il est noir et brille dans le noir grâce à une sorte de magie. » Et voilà qu’on lui choure à son tour le quatrecouleurs. Qui, et pour quoi ? Ce sont des questions qui importent moins que les conséquences. Car le stylo a peut-être des pouvoirs magiques. Et le monde autour d’Obi commence à « buguer », le récit à tressauter, le collège à prendre l’eau : « Les murs subitement s’effritent par le bas, le béton ne tient plus, il y a des fourmis partout dans la cour. Les feuilles des arbres, hier encore jaunes et vertes avec l’odeur du printemps qui sent les filles, aujourd’hui elles sont sèches et marron et personne ne l’a remarqué. Les autres enfants aussi sont transformés… »
Si Quatre couleurs est un récit qui tient le lecteur en haleine, il le doit d’abord à son style, à l’écriture nerveuse, nervurée, saccadée, avec ses retours en arrière, ses accélérations, ses pauses, poses, portraits lapidaires. On a l’impression d’un film monté comme un escalier voudrait bien qu’on le monte, dans tous les sens, à l’endroit, à l’envers, à plat ventre, sur la tête, en sautant des étages : « Ouverture, flot des élèves qui s’engagent dans le couloir et rejoignent la cohue des autres ; puissance des doudounes sombres giclant hors des salles comme de la pulpe pressée ; on se checke au passage sans un regard, mains ramollies qui se cognent l’une à l’autre, c’est à peine un salut, pure fonction phatique établissant que je suis là, tu es là, et on se fait des croche-pattes au passage. »
C’est peut-être le propre d’un roman réussi que d’inventer un monde qui existe déjà, un monde de loin vu par des gens de près, un monde qui appartient à ceux qui se tiennent à part. Obi est de ceux-là. Le prof déprimé aussi. On sentait bien qu’ils avaient un petit quelque chose en commun. Les deux se retrouvent autour d’un briquet, de l’acétone, un monceau d’allumettes dans un tiroir. Ils foutent le feu au collège. « Mais qu’est-ce que vous avez fait ? », demande Jocelyne. Et Obi de répondre, « avec toute l’éternité dans la cervelle » : « on n’aura qu’à dire qu’on a fini l’école. » Reçu 10/10 !