Avec les chroniques rassemblées dans ses Étincelles d’humanité, la philologue espagnole Irene Vallejo se révèle une spirituelle pédagogue. Nos passions publiques et privées ne résistent pas à l’examen érudit auquel elle les soumet à la lumière des classiques.
Marquer une pause, suspendre le suivi de l’actualité et l’affairement de la vie privée pour les penser à l’aune de la sagesse classique, telles sont les prudentes invitations qu’adresse Irene Vallejo aux lectrices et aux lecteurs de ses billets d’humeur. Originalement publiés dans la presse espagnole, puis recueillis dans deux volumes successifs, ces textes d’une page ont fait l’objet d’une sélection pour leur édition française. L’autrice de L’infini dans un roseau a réussi un bestseller mondial en racontant, avec l’aménité des meilleurs pédagogues, l’histoire du livre depuis l’Antiquité. Les lectrices et lecteurs de langue française découvrent à présent qu’elle avait éprouvé son talent pour la vulgarisation intelligente des classiques dans les colonnes du quotidien régional El Heraldo de Aragón, poursuivant ce travail éducatif dans El País.
À la lecture des deux cents pièces brèves d’Étincelles d’humanité, l’exercice de ce journalisme culturel et philosophique semblerait couler de source tant Irene Vallejo y est rompue. Pourtant, le pari initial était sans doute plus risqué qu’il n’y paraît. Car si, dans ces textes, ce n’est pas l’événement qui est lu à la lumière des classiques, mais quelque trait de l’ethos contemporain, encore fallait-il cerner l’objet de l’examen, le disposer sous l’éclairage adéquat, faire tenir le tout en une page, conclure sur une chute, sinon mémorable, du moins mémorisable. Ce n’était pas une mince affaire. Convertir l’érudition en instrument critique de nos travers actuels, qu’ils soient publics ou privés, tout en gagnant la faveur du grand public, voilà la gageure qu’a cherché à soutenir Irene Vallejo au fil de ses billets.
Parmi les thèmes récurrents de cette série, on trouve, dans la sphère des passions publiques, des réflexions sur les maux qui guettent les démocraties contemporaines et, plus généralement, l’exercice du politique, du côté des puissants comme de celui des citoyens. Souvent, l’étymologie est convoquée pour rappeler l’ancienneté du péril évoqué et le redéfinir avec précision. Ainsi de la démagogie (« conduire le peuple ») qu’Aristote décrit comme « une façon de gouverner qui joue sur les peurs, les préjugés, l’amour et la haine plutôt que sur la capacité de raisonnement des citoyens ». Ou du mot populisme, dont l’actuelle connotation, souvent négative, proviendrait, selon l’autrice, des méthodes démagogiques des candidats en campagne plutôt que de leurs idées. Ou encore de l’hubris, ici qualifiée de « maladie professionnelle » des gouvernants, lesquels répugnent à reconnaître une erreur. Ou du manichéisme issu de l’enseignement du Perse Mani, dont saint Augustin, qui en était revenu, reconnaissait le charme rassurant dans ses Confessions, et dont Irene Vallejo souligne qu’il sert à nous manipuler.
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Parfois, c’est une fable ou une anecdote historique qui vient illustrer quelque comportement courant chez les dirigeants politiques. Voici les opportunistes, qui prétendent appliquer leurs programmes alors qu’ils les infléchissent, plaisamment comparés aux deux Romains éleveurs de corbeaux qui, de mèche, avaient dressé séparément leurs oiseaux à dire l’éloge de tel ou tel éventuel vainqueur : Octave ou Marc-Antoine. Si la définition que donnait Périclès du gouvernant vertueux est jugée d’actualité dans un texte qui, néanmoins, pointe la fragilité constitutive de la démocratie, c’est pour mieux louer ailleurs ce système imparfait qui, dès son origine athénienne, a tenté de compenser l’inégalité sociale par l’égalité civique. D’autres textes, qui s’appuient sur d’éloquents récits exemplaires, font un sort au clientélisme dont la logique perdure depuis l’époque romaine ; à l’impunité des criminels, organisés ou pas, face aux limites de la justice et des lois ; à la corruption, que Jules César avait généralisée en complicité avec Crassus ; aux règlements de comptes entre politiciens qui, dans la démocratique Athènes, s’autorisaient pour ce faire de la pratique de l’ostracisme, bannissant leur adversaire de la cité pour une durée de dix ans.
Les méfaits accomplis dans la sphère de l’économie politique n’échappent pas à la docte satiriste qui, crise espagnole oblige, cite les sarcasmes de Martial à propos de la spéculation immobilière à Rome, ou invoque le théorème d’Archimède pour vilipender le recours à l’économie informelle. Ici, le trait d’humour repose implicitement sur l’expression por debajo del agua (sous l’eau), qui désigne ce qui se négocie illégalement. Quant aux paradis fiscaux à la réalité trop avérée, les voici mis en malicieux contraste avec l’utopie politique de l’Atlantide platonicienne, à l’irréalité tout aussi avérée.
La perversion, dès l’Antiquité, des idéaux que portent les jeux Olympiques, et de plus belle depuis leur renaissance en 1896, entre parmi les effets de la tartufferie politique que déplore la moraliste avec son élégante dérision. Incisive, elle pointe les usages hypocrites des mots, qui trahissent un dévoiement des valeurs. Les traîtres euphémismes du langage « politiquement correct » ou de la langue de bois se voient ironiquement qualifiés de « mots doux » tandis que « La santé des mots » évoque Thucydide en redresseur du lexique lors de l’effondrement de la démocratie athénienne. Il suffit de trois exemples bien choisis pour donner un lustre contemporain au travail du déchiffreur grec.
Contre le vain fantasme d’une Europe croyant pouvoir fermer ses frontières à double tour et pour l’évidence que l’hospitalité ou la solidarité sont salutaires pour les démocraties, les textes en variations se multiplient : voici la magicienne Médée paralysant l’invincible et féroce géant de bronze qui gardait les côtes crétoises ; voici l’exemplaire Périclès, dont une loi avait limité l’accueil des étrangers, pris au piège de sa propre politique lorsqu’il épouse une femme née en Aspasie ; voici encore la trace du soin que prenaient des infirmes les hommes et les femmes de la préhistoire. Et Irene Vallejo de conclure : « Car, dans la famille recomposée du monde globalisé, l’autre est un des nôtres ».
Dans la sphère des passions privées, intéressant l’individu mais aussi le citoyen, sont gentiment brocardées, avec force exempla tirés de l’histoire ou du mythe antiques, la cupidité, l’envie, l’ambition, l’agressivité passant pour de l’audace, le narcissisme et son corrélat, l’exhibitionnisme. Ce dernier travers, si bien servi par les outils technologiques du monde contemporain, est mesuré à l’aide du contre-exemple de Cratès de Thèbes, qui, à sa position de privilégié, préféra une vie simple et discrète.
En contrepoint à cette classique critique des vices, certaines pièces du recueil font tout aussi classiquement l’éloge des vertus, nous incitant à les pratiquer : le bonheur vient à qui sait le reconnaître dans ce dont il jouit déjà (Schopenhauer, les Grecs), à qui cultive l’amitié (Épicure), à qui désire être ce qu’il est (Martial). Foin des tentations de nous distinguer en consommant toujours plus pour ressembler aux mensongères images de la publicité ! Plus ludique, l’éloge de la brièveté souligne le paradoxe selon lequel nous y recourons sur X ou autres messageries pour pallier la surabondance des écrits alors que les Anciens la pratiquaient pour son efficacité mnémotechnique.
Notre rapport contemporain à l’amour et à la mort inspire à la philologue quelques pièces consolatrices voire divertissantes. L’ekphrasis de « Plongeon » explicite l’espoir antique que condense la célèbre image funéraire du plongeur : « que mourir soit juste un saut bref et un plongeon tranquille ». « Amour et humour », « Remèdes à l’amour » commentent Ovide pour rappeler aux amants que seuls gagnent les bons perdants ou que l’amour-propre fait obstacle à l’amour tout court.
« Mesure », qui rappelle l’exacte définition aristotélicienne de l’aurea mediocritas ou juste milieu, indique la doctrine qui régit l’esprit de l’ensemble du recueil. C’est à la prudence et à la tempérance que louait Aristote, à la sagesse stoïcienne d’Épictète ou de Sénèque de Cordoue, que s’en remet le plus souvent Irene Vallejo. Son ferme anti-radicalisme concorde avec son éloge de l’école et des enseignants, moins avec l’allusion aux « indignés » contemporains qui qualifie les satiristes Martial et Juvénal. Du souriant Martial et du grincheux Juvénal, on devinera sans peine lequel elle préfère. Subtilement dosé, son docere subridendo plaira aux modérés.