La dernière livraison de la traduction des Œuvres intégrales de Heidegger nous plonge encore dans les années terribles de la Seconde Guerre mondiale, durant lesquelles le philosophe poursuit son effort de récapitulation de l’histoire de la pensée occidentale issue du premier commencement grec de la pensée à la lumière de ce qui se montre déjà du second commencement.
Avec la traduction du tome 88 des Œuvres intégrales de Heidegger, nous sommes, une fois de plus, au cœur des années décisives, entre 1936 et 1945, durant lesquelles Heidegger déclare préparer à la venue d’un « second commencement de la pensée ». Institutionnellement, il s’agit de deux séminaires destinés à des étudiants, avancés pour le premier, débutants pour le second, placés sous le registre « d’exercices », inscrits dans la quatrième section des Œuvres intégrales dédiée aux « notes et enregistrements ».
Le texte est établi à partir de notes manuscrites auxquelles s’ajoutent un exposé sur Platon, lié au premier séminaire, de l’assistant de Heidegger, Walter Bröcker, ainsi que le protocole du second qui semble rédigé par Heidegger lui-même. Plus profondément, ces deux séminaires sont, comme souvent avec le philosophe de Fribourg, en étroite connexion avec ses autres travaux de la même époque : depuis 1936, il élabore les fameux Beiträge (Apports à la philosophie, Gallimard, 2013), qui font directement écho au premier séminaire sur les positions métaphysiques, et toute la suite des écrits non publiés de cette période de l’immédiat avant-guerre à la fin de la Seconde Guerre mondiale (Méditation [1938/39], Histoire de l’Estre [1938/40], sans oublier les célèbres Cahiers noirs, pour ne citer que les textes disponibles en français).
À cette même date, il commence une série de cours sur Nietzsche qui s’étaleront jusqu’en 1945. Nietzsche sera au centre du séminaire pour les débutants. Il faut encore noter l’importance pour l’environnement du premier séminaire, le cours de 1937/1938 sur la « question fondamentale » de la philosophie. Nous sommes, en réalité, devant une des pièces, à forte dimension pédagogique, d’un dispositif de résonances et de renvois, qu’il faudrait tâcher d’appréhender ensemble, ce que ne permet pas encore l’édition française.
Un dernier point nous frappe. Le second séminaire se déroule en pleine guerre (hiver 1941-1942), alors que l’offensive allemande en Russie tourne à l’échec. Malgré cette situation, le maître garde un sang-froid sans pareil, c’est à peine si la guerre marque sa présence : une allusion à un officier « tombé récemment » (sur le front russe ?), une autre à une défaite aérienne japonaise rapportée par un journal américain qui omet de préciser les pertes du côté des vainqueurs et qui sert immédiatement à illustrer le sens que donne Nietzsche à la vérité (une espèce d’erreur utile aux vivants pour vivre).

Depuis la parution de la première partie d’Être et temps et l’échec de la rédaction de la deuxième, Heidegger ne cesse de ruminer (au sens que ce verbe pouvait avoir dans le contexte de la lectio divina médiévale) ce qui a été mis en jeu, ou plutôt, pour reprendre le titre d’un chapitre des Beiträge, « ce qui se met en jeu » dans le livre de 1927. Les années 1930 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale sont comme une longue marche paradoxale ‒ Heidegger évoque dans les Beiträge « de longues plages de solitude et de très tranquilles émerveillements auprès du foyer ardent de l’Être » ‒, dont l’objectif n’est pas « d’aller plus loin » mais de « faire du sur-place, en se demandant quelle est [justement] cette place » et si nous ne sommes pas déjà parvenus au but sans même nous en rendre compte. Ce que recherche ce cheminement piétinant, c’est le passage de la « question directrice », « qu’est-ce que l’étant ? », laquelle détermine toute l’histoire de la métaphysique depuis le premier commencement grec de la pensée, à la « question fondamentale » : « qu’est-ce que l’Être ? », désormais détachée de son horizon herméneutique (question sur « le sens » de l’Être) qui était encore celui du livre de 1927. Elle témoigne par la seule possibilité de sa formulation que quelque chose du second commencement est advenu. La possibilité même que ce passage soit recherché signifie que nous devons déjà être entrés dans ce second commencement. L’apparition de la question de l’Être dans Être et temps, même encore dépendante de l’histoire de la métaphysique, ne fut possible que parce que celle-ci, parvenue à la fin de son déploiement, c’est-à-dire au point le plus haut, laisse apparaître sa structure générale depuis Platon jusqu’à Nietzsche.
D’où la nécessité, dans cette saison des cours « historiaux », c’est-à-dire tout sauf historiographiques ou pièces d’une histoire historisante de la philosophie, d’une « réappropriation » pensante, une « répétition » (« reprendre », « questionner à nouveau », « risquer l’explication avec », Heidegger multiplie les verbes de reprise) de la question directrice de la métaphysique. Cette « remémoration », autre terme désignant le même effort, ne concerne pas un passé de la philosophie, mais « le déploiement continu de son essence » dans lequel toute pensée se trouve encore prise et dont il faut se déprendre. Ce dépliement de la question directrice, préalable au « saut » vers la question fondamentale, suppose que l’on interroge encore et encore les « positions métaphysiques de la pensée occidentale ». Ce que va accomplir Heidegger avec ses étudiants à l’occasion d’exercices, complémentaires des cours.
Mais il ne s’agit pas tant pour lui de se faire le propre répétiteur de son enseignement magistral que de permettre à ses auditeurs d’accéder à « l’expérience fondamentale », surmontement de « l’expérience directrice », laquelle n’expérimente que l’étantité de l’étant et non l’Être et, qui plus est, a toujours déjà résolu la question (déclassée en « problème ») du « qui » expérimente, à savoir « l’homme », dont par là même l’essence est manquée. L’expérience fondamentale accepte d’endurer le non-recouvrement de la question de l’Être par celle de l’étant, le non-recouvrement de la vérité, l’Être et la vérité se co-appartenant, par son interprétation en termes d’adéquation, elle « transforme celui-là même qui questionne » (de l’étant à l’Être, de l’homme au Dasein).
Avec les débutants, Heidegger se livre au même entraînement, en choisissant de commenter (de penser avec une pensée plutôt que sur la pensée) un logion d’Héraclite et un texte de Nietzsche : soit, pour lui, l’aube du premier commencement de la pensée, dont le destin est encore en balance, et son crépuscule métaphysique achevé. Fidèle au piétinement, le maître énonce que, du point de vue de la pensée, le philosophe reste toujours un « débutant », réinterrogeant sans cesse, parcourant toujours les mêmes sentiers. Il les invite à ne rien présupposer, sauf leur « volonté de questionner », et surtout rien de philosophiquement « livresque ». Chacun doit restituer la séance précédente du séminaire, non à partir des notes prises, mais à partir de ses « propres mots en le pensant à fond » en tentant de discerner « l’essentiel ».
Les résonances avec les travaux contemporains du philosophe sont nombreuses dans ces séminaires. Heidegger, voulant comprendre ce qui avait eu lieu dans Être et temps, comprend en même temps combien cette œuvre (inachevée) revêt un caractère de « transition » et toutes ces années de 1936 à 1945 sont le reflet de cette prise de conscience. Mais le mot de « transition » n’est pas à prendre au sens de quelque chose d’épisodique, bien plutôt il s’agit d’un aspect de la fameuse Kehre, sur laquelle tant d’encre a coulé et coulera, c’est-à-dire, non pas le virage ou le tournant, mais l’arrachement à l’attraction du premier commencement, ou la « conversion » vers le nouveau. Elle justifie cette nécessité obsessionnelle de « tout reprendre de fond en comble », selon l’expression du Coup d’œil rétrospectif (1936/1937) placé en annexe de Méditation (Gallimard, 2019, p. 399-406), de la relecture de l’histoire de la pensée occidentale depuis son premier commencement.