Décédé en avril 2023, l’écrivain israélien Meir Shalev laisse une œuvre riche, mêlant romans, essais et ouvrages pour la jeunesse. Son tout dernier livre, Ne le dis pas à ton frère, est aujourd’hui publié par Gallimard. Il se présente comme un récit en apparence tout ce qu’il y a de plus banal, mais se révèle être finalement un tour de force littéraire.
Nous sommes en 2010. Itamar, qui vit aux États-Unis depuis de nombreuses années, revient comme chaque été à Tel Aviv, où il fête ses retrouvailles avec son frère Boaz autour d’une bouteille d’alcool de figue. Un soir, Itamar décide de se confier à son frère au sujet d’une aventure d’une nuit qu’il a vécue avec une femme il y a bien longtemps.
Au fil des premières pages de Ne le dis pas à ton frère, tout porte à croire que l’intrigue se résume à savoir si Itamar, le personnage principal, a couché avec cette inconnue, croisée ce soir-là dans un bar de Tel Aviv. À plusieurs reprises, Itamar nous est présenté comme un homme séduisant, dont la beauté serait presque irrésistible, au point d’attiser les jalousies. Le récit de ses exploits est fréquemment entrecoupé de commentaires salaces de son frère Boaz, fonctionnant comme une caisse de résonance volontiers machiste.
Les enjeux romanesques de départ peuvent sembler assez minces. Un lecteur peu attentif pourrait même être tenté de lâcher le livre, croyant à tort qu’il s’agit là d’une histoire légère vite lue, vite oubliée. Or, de manière insidieuse, la narration de Meir Shalev introduit une tension. Le récit initial d’Itamar relatant à son frère cette vieille histoire de conquête se mêle progressivement à celui du passé. Bientôt, le jeu de séduction d’Itamar avec cette jeune femme est interrompu par les commentaires et les digressions de Boaz, comme si le passé et le présent se confondaient, et comme si le narrateur n’était pas véritablement maître de son récit.
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Ce procédé littéraire pourrait créer une confusion inutile, mais Shalev et sa traductrice, Sylvie Cohen, en font un usage magistral. Ainsi, ce qui au départ s’apparentait à une simple conquête amoureuse sans lendemain cède la place à un souvenir traumatique. L’atmosphère badine des premières pages est remplacée par une ambiance trouble. La conquête féminine inverse les rôles et l’homme devient la proie d’un jeu pervers, dont on ne sait plus trop qui est la victime et qui est le coupable. Derrière cette inconnue, Itamar dévoile ses propres fêlures, ses espérances de jeunesse gâchées.
On ne divulguera pas les « coups de théâtre » qui jalonnent le récit mais notons néanmoins que Shalev parvient, à partir de ce court épisode conté par Itamar, à mettre en scène des thèmes récurrents de son œuvre : le va-et-vient entre passé et présent nous fait éprouver que le temps n’est pas une donnée scientifique mais une représentation de nos affects, une force quasi magique qui s’impose à nous et fait revenir les personnages de notre passé pour mieux nous hanter. Ainsi, derrière la beauté d’apparence d’Itamar, se cache une fragilité née d’un amour de jeunesse dont il ne s’est jamais remis.
Le lecteur peut approcher Ne le dis pas à ton frère sous l’angle de la critique sociale, en particulier celle du virilisme qui imprègne encore fortement le rapport homme-femme dans la société israélienne, malgré la vague MeToo qui a touché l’État hébreu lui aussi. Itamar, le séducteur à la beauté irrésistible, se voit malmener et l’archétype qu’il incarne ne sort pas indemne du récit. Mais ce qui est encore plus intéressant dans l’ouvrage est sa construction narrative, la façon dont, par une fausse simplicité, Meir Shalev arrive à nous faire perdre nos repères entre passé et présent, à passer de la comédie légère à la farce grotesque puis au drame familial et intime. Cette confusion parfaitement maîtrisée est ce qui fait l’originalité de Ne le dis à ton frère et en fait un ouvrage qui ne lâche pas le lecteur et lui laisse une impression lancinante de trouble.