Ô Trastevere !

Voici un singulier florilège d’articles de journaux (publiés, pour nombre d’entre eux, dans Paesa sera, quotidien de tendance communiste) écrits par Dolores Prato (1892-1983) durant une trentaine d’années. Elle fut reconnue sur le tard, avec Bas la place y’a personne (Verdier, 2018), tout en étant enseignante dans les années précédant la guerre, jusqu’à ce que le régime fasciste lui interdise d’exercer son métier à cause de sa fréquentation du monde communiste. Elle poursuivit alors, à côté de son œuvre littéraire, une activité régulière de journaliste.

Dolores Prato | Rome, rien d’autre. Trad. de l’italien par Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro. Verdier, 208 p., 20,50 €

Une très grande diversité se manifeste au gré, parfois, de l’actualité journalistique des « choses vues », de la vie privée, affective, de Dolores Prato, des promenades, des déambulations plutôt qui sont l’occasion d’évoquer certains quartiers romains au premier rang desquels le Trastevere, tout particulièrement chéri : « Je vais commencer ton hymne de louange, ô Trastevere ! » (« Trastevere : terre où toute légende est vraie »). Mais chacun de ces articles, chaque ligne écrite, atteste d’un amour passionné pour la ville de Rome (dont Prato répète à qui veut l’entendre que le nom a pour anacyclique amor), amour pour l’Urbs romana plutôt puisqu’elle ne cesse de déplorer que, devenant capitale de l’Italie, Rome a perdu sa grandeur, son universalité, son pouvoir de rayonnement… « Rome, ville originale et unique […] rabaissée à capitale du Royaume de Savoie. » Et pourtant…

« En regardant les tableaux des dix-septième, dix-huitième et de la première moitié du dix-neuvième siècle, on tombe en proie  à un émerveillement déchirant. Mais s’il en était ainsi, c’est que Rome était trop belle. Et l’on voudrait en savoir davantage sur l’autre genre de beauté, celui des siècles du milieu qui la célébrèrent miraculeuse aussi pour sa beauté. Rome fut pendant cette époque la ville miraculeuse où advinrent les phénomènes les plus étranges ; ville où les édifices ont des milliers de portes ; ville où la foule est faite de statues ; ville toute de marbre et d’or. » (« Comment était Rome »)

Sa connaissance archéologique, celle des monuments religieux liés à la chrétienté et à la succession de pontifes bâtisseurs, mais aussi ceux liés à l’histoire de la Rome antique impériale, celle des rites religieux des fêtes païennes du peuple romain, rien ne semble étranger au dictionnaire amoureux de Dolores Prato. Ces évocations, ces invocations, témoignent avec une intensité poétique, lyrique parfois, avec un art de la « forme brève » toujours – bonheur des « chutes » – d’un « génie du lieu » irradiant, un génie dans le pouvoir du nom, de la galaxie lumineuse des noms : rues, églises, monuments, noms de souverains pontifes : « Pie  beau dans sa signification mais laid dans sa sonorité, piaille depuis trop longtemps dans sa vie » (celle de la chrétienté).

Rome, rien d’autre déroule un ruban tressé de noms. Le Panthéon : « Ce qu’est le Panthéon, les doctes le savent certainement, mais nous qui lisons les doctes, n’y comprenons rien. Comment a-t-il surgi ? Nous ne le savons pas. Une seule certitude : il a surgi de l’eau » (« Le Panthéon : le plus énigmatique des monuments romains »). Le Trastevere se fait aussi aimer pour les noms de ses rues et pour les miracles qui, disséminés à travers le quartier, y laissèrent des noms et des monuments. Voilà pourquoi, à côté de Merangoli, Polveraccio (Poussiéreux), Fienaroli (Faneurs), Botticela (Barricot), Moro (Maure), Fico (Figuier), nous retrouvons Luce (Lumière), Scala (Escalier), Orto (Potager) (« Trastevere : terre où toute légende est vraie »). Ou encore, sur un ton de fierté partagée : « Au cours des siècles [les trantévérins] sont restés à l’avant-garde du progrès de la justice, dussent-ils être presque toujours une épine pour les gouvernements, parce que leurs rues étaient celles de l’émeute, et que dans leurs maisons on conspirait et on mourait. »

Mais, à côté de ces lieux aimés, Rome, rien d’autre propose de petits articles – fortement narrativisés – relatant des événements, grands ou petits, mais toujours singuliers, comme l’histoire de cette « Neige d’août » « tombée en plein été sur le sommet le plus haut de l’Esquilin […] presque aussi connue que celle du Chaperon rouge . Un souvenir qui ne persista que chez l’enfant ». Et ce souvenir perdure aujourd’hui encore dans cette basilique érigée par le pape Libère, sur le lieu même de la chute neigeuse, pour conserver la mémoire de cet événement singulier.

Dolorès PRATO Rome, rien d'autre
Rome © Jean-Luc Bertini

« Le souvenir de la légendaire chute de neige continue de se perpétuer quand, le cinq août de chaque année, du haut d’une coupole tombe dans le temple une neige symbolique de fleurs blanches. Ce sont des jasmins qui recueillent dans leur petit calice le parfum de la nuit, ce sont des pétales charnus de tubéreuses grasses d’odeur […] Cette neige moelleuse et odorante tombe sur les prêtres chargés de soie et d’or comme des idoles, et sur la plèbe de Dieu qui ignore l’être… » (« Neige d’août »)

Événement singulier métamorphosé en mystère absolu par le mode de présentification de la narration, celui d’une cérémonie religieuse, sous terre, dans les catacombes ! Dans « Le monde sous terre » (récit étrangement raconté par deux fois puisqu’il est repris dans « Résistance de Rome »), la force du geste narratif de Dolores Prato réside dans la stratégie descriptive, très cinématographique : un quartier, Les Parioli, une promenade, puis le surgissement inexpliqué d’une foule silencieuse, furtive, spectrale, qui se dirige vers un portail paraissant conduire sous terre.

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L’escalier continuait, monotone, insistant, et on percevait un chant choral très lointain s’élevant des profondeurs. Les céroféraires avaient orné la terre humide […] on eût dit que l’escalier allait atteindre le centre du monde. 
En même temps le chant se faisait de moins en moins lointain, restant à peine voilé par ce qui pouvait être un mur ou un coude du passage, puis il explosa en un puissant Kyrie, tandis que la lueur additionnée des des cierges invisibles illuminait les ténèbres…

Articles qui peuvent encore prendre la forme d’une enquête philologique, comme par exemple celui consacré au nom de la célèbre prison de Rome située sur les bords du Tibre, « Regina Coeli ».

« Le pénitencier naquit sur le site d’un étrange couvent auquel le peuple avait donné le nom de « Regina Coeli » car toutes les quatre heures les bonnes sœurs sonnaient la cloche sur un ton de fête pour annoncer qu’elles descendaient à l’église chanter l’antiphonie de la liesse : « Regina Coeli laetare alleluia ! » […] Les religieuses ont disparu, le couvent et la petite église ont disparu, mais il reste un nom qui promet la liesse » (« Après la fête à Nous autres, Trastevere revient aux Transtévérins »).

Ces longues citations tentent de rendre compte de la plasticité, de la sensualité, de la finesse de l’écriture, mais aussi de l’humour, de l’ironie de Dolores Prato, ainsi que de l’extrême qualité de la traduction.

Rome, rien d’autre !

« Pour le climat, pour l’espace, pour le tempérament des gens, pour la fascination de ses ruines, pour ce gouvernement unique au monde où l’édit se mêlait au chant grégorien et à l’odeur d’encens, pour la mélancolie de ses funérailles nocturnes et les éclairs triomphants de la polyphonie, Rome était avant tout une ville voluptueuse.
            Si le « Carpe diem » n’était pas né ici, il ne serait sans doute pas né ailleurs, car Rome vous offre la beauté de ses lumières et de ses nuits, diffuse dans le sentiment éternel de son non-être. » (« Comment était Rome »)

Si l’on recherche un guide sur Rome ou un ouvrage historique sur la Ville, s’abstenir ! Mais si le pouvoir incantatoire transfigure avec un émerveillement des sens, tout particulièrement du regard, les lieux, provoquant la résurrection imaginaire du passé, souvent sous la forme de ce qui n’est plus, si l’on est réceptif à la perception sensible du monde par l’évocation des couleurs, des jeux de lumières, du mystère des formes symboliques, de la nostalgie des fêtes populaires, des atmosphères infiniment changeantes de la Ville et, plus encore de son fleuve, le Tibre, alors cet ouvrage permettra de ressentir avec intensité la mise en mots d’un acte d’amour infini entre Dolores Prato et La Ville !