Roman noir à Harlem

La règle du crime, de Colson Whitehead, deuxième volet d’une trilogie initiée avec Harlem Shuffle, est la suite des aventures de Ray Carney une décennie plus tard, dans les seventies. Dans ce néo-polar à l’ambiance démodée, Ray, propriétaire d’un magasin de meubles à Harlem, se trouve de nouveau à cheval entre le crime et le business légitime. Crook Manifesto, comme le livre s’intitule en anglais, se révèle un manifeste en faveur de la « vieille économie », notamment la family business, et ce dans une ville disparue : le New York hétérogène et bohémien d’autrefois.

Colson Whitehead | La règle du crime. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Albin Michel, 464 p., 22,90 €

En traduction, on perd le clin d’œil à The Communist Manifesto, ce qui est dommage, parce que rien ne résume mieux l’essence du langage new-yorkais que la juxtaposition du high (manifesto/manifeste) et du low (crook/escroc), dont Whitehead est l’un des meilleurs praticiens.

Harlem avait déjà perdu son aspect familial au début des années 1970, quand commence l’intrigue de La règle du crime. Ray Carney, propriétaire de Carney’s Furniture sur la 125e rue, l’axe principal du quartier, est l’un des seuls survivants d’une ère révolue. C’est dire la nostalgie qui imprègne ce roman, faisant penser à certains films de Woody Allen (Radio Days, Broadway Danny Rose, Coups de feu sur Broadway) : comme Allen, l’auteur dresse le portrait affectueux d’une communauté préoccupée par l’enrichissement et prête pour ce faire à fréquenter des gens peu recommandables. C’est romantique, c’est jouissif, et c’est drôle ; on s’identifie au héros talentueux : on est plus indulgent lorsque le malfaiteur new-yorkais, contrairement à Trump, est subtil, appartient à une ethnie défavorisée et n’est pas candidat à la présidence.

L’immobilier, à côté du tourisme, étant l’une des passions principales du monde contemporain ­– d’où en partie l’adulation envers Trump de la part de la classe moyenne inférieure –, ce livre se situe dans l’air du temps. Si Whitehead s’attarde sur la géographie locale, ce n’est pas pour les mêmes raisons que le flâneur parisien de Baudelaire ou le détective angelin de James Ellroy, la rue l’intéresse pour ce qu’elle propose sur le plan de l’ascension sociale. Comme le dit Sinatra : « If I can make it there, I’ll make it anywhere. » Manhattan est l’ultime arène – on songe au combat décisif entre Kurt Russell et la brute géante dans New York 1997 –, les concurrents qui en sortent vainqueurs sont des superhéros (Batman et Superman ne sont-ils pas new-yorkais ?), « the best » pour citer Trump. La règle du crime adhère à ce mythe, si le roman est novateur, c’est parce que son champion est noir ; il renforce le capitalisme en suggérant que les portes sont ouvertes à tous : Colson Whitehead écrit si bien qu’on oublie qu’il s’agit d’une fable.

Colson Whitehead | La règle du crime.
Colson Whitehead © Jean-Luc Bertini

Cette fable sur l’ascension sociale commence donc par une histoire de billets : Ray Carney a-t-il le statut requis pour décrocher des places à un concert du Jackson Five ? Cela relève du pur Bret Easton Ellis : à Manhattan, on se bagarre pour obtenir des laissez-passer dans des endroits impénétrables. Pour obtenir ces billets, Ray devra renouer avec sa vie de criminel, latente depuis quatre ans, en reprenant contact avec un flic corrompu.

Mais, à la différence d’Ellis, ancré dans le présent, Whitehead écrit sur le passé, le Manhattan des années 1970 sert de prétexte pour décrire une métropole disparue, où les loyers raisonnables permettaient la coexistence des artistes, des écrivains et d’autres bohémiens avec des banquiers, des avocats et des publicitaires, où l’on n’était pas obligé d’habiter à une heure de métro des musées, des clubs et du cœur de la ville (Whitehead, pour sa part, a fui l’île pour Brooklyn). De par son échelle humaine, l’entreprise de Ray Carney constitue le reflet de cette économie : elle vend des produits tangibles « en présentiel » à des habitants du quartier ; aujourd’hui, elle serait remplacée par des chaînes, ou par Amazon.

L’affaire de Ray Carney rappelle une scène du Parrain II, située dans une salle de conférence à La Havane en 1958 : le chef de l’État annonce les noms de ses prestigieux invités étrangers, venus sceller leur participation dans un grand investissement monopole. On y trouve des dirigeants de la General Food Company, de la United Telephone & Telegraph Company, de la Pan American Mining Company et de South American Sugar. Enfin, il présente « Michael Corleone (Al Pacino) de Nevada ». Comme Ray Carney, Corleone fait figure d’outsider : sa peau mate s’oppose aux visages blancs des vieux mâles WASP qui l’entourent ; sa family business est intime et concrète, contrairement aux multinationales ; sa lucidité (il avait expliqué à son épouse que le Congrès est responsable d’autant de meurtres que la mafia) fait de lui un personnage authentique. Par sa présence à cette table, Corleone interroge la nature de la criminalité.

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Harlem Shuffle et La règle du crime approfondissent l’interrogation, en lui conférant une tonalité noire. Ray Carney partage la vision de Corleone : « légitime » et « corrompu » sont des concepts flous, interchangeables ; Ray essaie de se faufiler dans les interstices. C’est contre cet arrière-fond que la Black Liberation Army, groupe scissionniste des Panthères noires, active à New York au début des années 1970, apporte quelque chose d’exaltant, un parfum du tournant du siècle, d’une époque où les habitants de Manhattan étaient encore animés par des idées transcendantes, où l’on croyait à autre chose qu’au fric, qu’à l’immobilier. Mais Ray reste cynique à l’égard des idéologies ; à la politique, il préfère la discussion sur les meubles. La révolution, explique-t-il à son fils, est comparable à un canapé-lit – métaphore parlante pour votre chroniqueur, pour qui ce siège fut l’objet central de son roman : « ‘Réforme contre révolution’, expliqua-t-il à John. Deux semaines et demie auparavant, le 12 mai, le procès des Panther 21, des cadres du mouvement inculpés pour association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes, s’était achevé et le fils de Carney avait des questions.

‘C’est pareil au magasin, continua Carney. Réformer, ça veut dire améliorer ce qui existe, par exemple en mettant du tissu antitache, ou des pieds à roulettes, et ensuite des pieds à roulettes avec freins. La révolution, c’est tout casser et recommencer à zéro. Le canapé-lit Castro, tu vois ce que c’est ? […] Ce canapé-lit, c’est une révolution, dit Carney. Il bouleverse toutes les idées qu’on avait à propos des espaces et du couchage. Vous avez un salon ? Bam ! Une chambre en plus.’ […] Mais est-ce que tu savais que l’inventeur du canapé-lit était noir ? […] Leonard C. Bailey, homme d’affaires et bricoleur génial. Il a breveté son invention en 1899, et c’est l’armée américaine qui a lancé la production industrielle. Tu peux vérifier. Une vraie révolution.’ »

Colson Whitehead | La règle du crime.
Harlem © CC-BY-SA-2.0/Biwook/WikiCommons

Fidel Castro passe-t-il au second plan derrière un meuble éponyme ? On songe encore à Woody : ce mélange des genres – révolution = canapé-lit –, cette confluence de high et low est typique du scepticisme new-yorkais, courant de pensée auquel appartient Trump. Chez Whitehead, l’Art n’est pas épargné : l’épisode le plus jouissif du roman concerne le tournage d’un blaxploitation intitulé « Nefertiti : Agent secret », filmé en partie dans la boutique de Carney, mis en scène par Zippo, l’un de ses copains. Soucieux de transmettre la « réalité » du quartier, Zippo finit par en donner une version édulcorée, comme le remarque son ami Pepper, chargé de la sécurité : « La boutique existait réellement – Tiny’s Extra, dans la 132e, là où Skitter Lou avait tranché la gorge de Bull Moreland près du congélateur à glaces en 67 –, mais la partie de craps était du cent pour cent Hollywood, depuis les fringues trop propres des acteurs jusqu’au visage trop gentil des joueurs. Dans une vraie partie de dés, il y avait au moins six motifs écossais différents – sur les pantalons, les chemises, les vestes – et un mec avec la joue barrée d’une cicatrice. Pepper avait lu dans un journal militant que, au temps du Far West, un cow-boy sur quatre était noir, et chaque fois que Nefertiti : Agent secret s’écartait trop du vrai Harlem, il rappelait cette anecdote. Manière de dire qu’Hollywood avait toujours été à côté de la plaque. »

Le blaxploitation était kitsch, la culture mainstream n’a pas accès à la véritable expérience de la rue. La règle du crime va-t-il dans ce sens, propose-t-il un univers factice ? Colson Whitehead est-il révolutionnaire ou réformiste ? Ce qui lui importe, c’est une ambiance, comme dans une série ; ses romans historiques fabriquent des décors envoûtants, en portant une pierre noire au grand édifice hollywoodien. Pourquoi pas ? L’Amérique étant le pays de l’égalité des chances, il y a de la place pour une littérature d’évasion afro-américaine, pour une sortie noire d’un Manhattan devenu trumpiste d’esprit, malgré son appartenance au camp démocrate. Quant à Ray Carney, à une époque philistine, dominée par l’argent, l’escroc serait-il le seul vrai artiste, le seul vrai bohémien ?