Saints musulmans : cultes sous silence 

Dans Le culte des saints musulmans, l’historienne Catherine Mayeur-Jaouen s’attaque à « l’impossible histoire » des saints et des cultes qui leur sont rendus en islam. De ce sujet massif, et jusqu’ici massivement ignoré, l’autrice propose une synthèse anthropologique et historique, entre l’islam des doctrines et celui des pratiques. Une recherche décisive pour le champ d’étude islamologique.

Catherine Mayeur-Jaouen | Le culte des saints musulmans. Des débuts de l’islam à nos jours. Gallimard, 624 p., 28,50 €

Synthèse promise en 2000, attendue, différée, finalement reprise en 2011, Le culte des saints musulmans de Catherine Mayeur-Jaouen a vu enfin le jour en 2024. Cette vingtaine d’années de gestation (c’est-à-dire d’enquêtes, de deuils et de rencontres) fut aussi celle des mutations du monde musulman, et du monde, en général : 11 septembre 2001, invasion américaine de l’Irak, crise économique mondiale, printemps arabes, pandémie. C’est d’ailleurs jusqu’à cette grande actualité que l’historienne étend le programme ambitieux son étude, sous-titrée Des débuts de l’islam à nos jours. 

Au dire de l’autrice, rien (ou si peu) n’a encore été produit sur le sujet. Cet état des lieux, brutal, prend pourtant bel et bien en compte l’article fondateur (mais daté : 1880) d’Ignace Goldziher, les études du XXe et du XXIe siècle sur le soufisme, les rares monographies sur le pèlerinage ou le culte des ancêtres, qui n’abordent le sujet des saints qu’en marge, et de biais. L’histoire des saints musulmans demandait donc à être écrite, et avec elle que soient analysées les raisons du silence des spécialistes – islamologues, anthropologues, historiens. 

L’étude historique et l’analyse historiographique iront ici de pair : d’abord, car il faut « assumer », comme le fait l’historienne, « une approche comparative », en appliquant à l’islam une notion chrétienne, celle de « culte ». S’il est vrai que nulle liturgie n’est à rechercher, s’il est vrai qu’un « walî » n’est pas un « saint » chrétien, que ni canonisation ni relique ne lui sont attachées (ou détachées), du moins Catherine Mayeur-Jaouen démontre que les pratiques dévotionnelles, les rituels, la visite des lieux saints, ont toujours existé en islam et prospèrent encore. L’exportation de la catégorie de « culte », féconde, est également polémique : elle rend visible, connue et accessible une « religiosité populaire », aux côtés et surtout dans l’ombre de l’islam des docteurs, des savants et des textes

Catherine Mayeur-Jaouen, Le culte des saints musulmans, des débuts de l’islam à nos jours
Pèlerins autour de la station d’Abraham (La Mecque) © CC-BY-3.0/Moataz1997/WikiCommons

En dédoublant l’anthropologie historique, l’historiographie permet également de révéler l’orientation implicite des travaux menés jusqu’alors par les islamologues. Catherine Mayeur-Jaouen montre que les discours des réformistes musulmans et des orientalistes occidentaux, contre toute attente, reconduisent par leur désintérêt le rejet wahhabo-salafiste du culte des saints hors de l’orthodoxie. Si pour les uns – les réformistes laïcistes –, le culte des saints est une forme de dévotion arriérée que la modernité doit dépasser, il est, aux yeux des orientalistes imprégnés de wébéro-durkheimisme, la survivance d’une âme païenne anté-islamique, syncrétique et régionale. Le désintérêt confine alors au conservatisme : en niant ou en « folklorisant » le culte des saints, ces approches postulent, sans l’expliciter (ni même, peut-être, complètement le savoir), un « islam véritable » essentiel, une fois défait de ses anomalies ou de ses impuretés. 

Comment alors écrire l’histoire des saints et de leur culte en islam ? Où et quand commence-t-elle ? À la question (redoutable) des « origines », Catherine Mayeur-Jaouen substitue celle du lieu, et aux sources hagiographiques l’analyse topographique. « D’abord lié aux morts, le culte a préexisté aux saints musulmans ». Ainsi le « saint » n’a-t-il pas d’acte de naissance, mais avant tout un monument au mort (stèle, coupole, mausolée). Et avant d’avoir leur saint, les lieux ont déjà leurs cultes, visites ou rituels. L’historienne souligne ici un point massivement négligé des études anthropologiques sur les rites islamiques : la sacralisation de lieux naturels (grotte, source, arbre). Cette « topographie sacrée » raconte l’islamisation progressive des lieux par les recouvrements physiques, avant d’être symboliques, des cultes antérieurs (païens, hindous, juifs, chrétiens, zoroastriens), et la consolidation, entre le VIIe et le XIe siècle, des personnages et des pratiques sacrées qui leur sont dévolues. 

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L’historienne distingue trois périodes de cette consolidation du culte. D’abord, l’âge des confréries soufies (XIIe-XVe siècle), phase de « structuration doctrinale » du culte et de la figure du saint. Paysages et personnages sacrés se démultiplient : des prophètes antérieurs (Loth, Aaron, Moïse, Jésus) ou de l’imâm ‘Alî, on cherche l’empreinte du pied ou de la main, aux tombeaux des Compagnons du Prophète s’ajoutent ceux des récents martyrs des croisades en Syrie. Cheikh soufi, ascète intercesseur, savant, mystique, la figure du saint s’individualise et revêt, à l’heure des croisades au Proche-Orient, de la peste, de la perte d’al-Andalûs, à l’heure des invasions mongoles dans l’Inde musulmane, une dimension spirituelle et eschatologique (la mort, en effet, n’est pas loin). Elle s’inscrit aussi dans l’histoire récente, voire dans la contemporanéité des conflits (son martyre ou son illustre ascendance font d’elle une incarnation moderne du lien, héréditaire ou symbolique, avec l’ère des prophètes). 

Catherine Mayeur-Jaouen consacre ensuite un chapitre à l’âge des trois Empires (ottoman, safavide, moghole). Elle identifie d’abord, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, « une manière d’apogée du culte des saints musulmans », portée par les politiques religieuses de grande échelle, le triomphe du soufisme dans les mondes ottomans et moghols et du chiisme duodécimain dans l’Iran safavide. Incarnations des puissances dynastiques, les saints sont historicisés et célébrés dans la littérature hagiographique et la poésie de langue arabe qui se répandent massivement. Les saints sont aussi guettés, attendus, à l’aube de l’an mil de l’Hégire (année 1591-1592 de l’ère chrétienne) et des espérances messianiques qu’il concentre. Côté sunnite, le modèle du Prophète continue de pénétrer le culte des saints jusqu’à déteindre sur la figure du prince. Côté safavide, le militantisme duodécimain passe par la promotion et la sacralisation de l’imâm (sur le modèle de ‘Alî), l’institutionnalisation des rites associés à ce nouveau panthéon des saints chiites.

On notera, au sein de ce panorama général, l’attention portée aux « saints peu historicisés » de l’actuelle Indonésie ainsi qu’à l’émergence, au Maroc, des zâwiya-s (écoles, sanctuaires, mosquées), singularité chérifienne aux marges de l’hégémonie des confréries soufies et posées en résistance aux cultes berbères des marabouts localement institués. L’étude évoque ensuite les vagues contestataires (incarnées, entre autres, par le wahhabisme), qui annoncent, à la fin du XVIIIe siècle, la réforme du soufisme et qui affecteront à plus d’un titre le culte des saints en nourrissant les débats sur leur légitimité en islam. 

Catherine Mayeur-Jaouen, Le culte des saints musulmans, des débuts de l’islam à nos jours
Mausolée d’Abdul Qadir Gilani (Bagdad, Irak, 1887) © CC0/TheNewEnglandMagazine/WikiCommons

L’autrice identifie un nouveau réseau de problématiques auxquelles fait face le culte des saints entre les années 1830 et 1970 : « colonialisme, réformismes, nationalismes »La confrontation avec l’Europe influence de manière ambiguë le culte des saints, en particulier l’articulation d’une doctrine (restée majoritairement soufie) et des pratiques (appelées à leur évolution, voire à leur dissolution). D’abord, il y a la version « optimiste » de la « Renaissance » (« Nahda »)renouveau intellectuel et culturel promu par les réformateurs et les modernistes musulmans et qui, dans une certaine mesure, porte le fantasme de la modernité occidentale (urbaine, technologique et idéologique). Les déstabilisations profondes et violentes entraînées par les colonisations de l’Algérie (1830), de la Tunisie (1881), de l’Égypte (1882), l’expansion russe poursuivie au sud des Balkans (notons que la domination russe et sa vague de christianisations forcées a commencé bien avant, en 1551), fragiliseront brutalement le culte des saints. Les saints disparaissent-ils pour autant du paysage doctrinal et rituel de l’islam ? Après la chute de l’Empire ottoman, le culte est prohibé dans la Turquie kémalite, en Arabie saoudite, en URSS et dans la Chine populaire. Un constat à nuancer : en Égypte, au Maghreb, en Inde et en Indonésie, le soufisme continue de prospérer, encouragé et promu sous des formes modernes, tandis qu’en Iran les saints chiites se multiplient et s’imposent comme des emblèmes nationaux. La figure du Prophète (majoritairement en milieu sunnite), figure unitaire et unificatrice, est promue par les réformistes en éclipsant (relativement, là encore) les saints. Ils poursuivent en cela le « discours identitaire islamique unificateur » du « panislamisme », pour lequel l’unité est synonyme de modernité, et les saints les symboles d’un islam archaïque et local. 

Catherine Mayeur-Jaouen souligne ici un point décisif, toujours au croisement de l’analyse historiographique et de l’histoire des textes et des réformes : l’Occident n’est pas à lui seul la cause d’une refonte du culte, du rejet des saints et des discours ambigument progressistes. Aux conquêtes, aux occupations et aux menaces portées par les puissances occidentales, préexistent des « facteurs endogènes », et donc musulmans, précipitant ces réformes. N’en déplaise aux réflexes téléologiques des historiens modernes, le culte des saints, en islam, ne disparaît pas sous l’influence occidentale. Si le « choc colonial » a joué un rôle majeur dans la sécularisation de certaines sociétés, le monde islamique n’a pas attendu les invasions européennes pour se réformer ou se moderniser. L’histoire du culte des saints en témoigne singulièrement : l’autrice souligne ici « le maintien vaille que vaille, puis la résilience, et bientôt le renouveau créatif du culte des saints » à la fin du XXe siècle. De même que les discours critiques, les prohibitions, les condamnations du culte des saints ont existé bien avant le XIXe siècle en terre d’islam, la domination coloniale n’y aura pas mis fin. 

Catherine Mayeur-Jaouen, Le culte des saints musulmans, des débuts de l’islam à nos jours
Mausolée Gour Emir (Samarcande, Ouzbékistan) © E.S.

En marge de l’analyse historique, Catherine Mayeur-Jaouen propose deux chapitres d’analyse anthropologique. Le premier s’applique à détailler les modalités rituelles des cultes, en particulier leur inscription dans le lieu et les calendriers (solaire, lunaire, mais aussi agraire). L’autrice y nuance l’opposition entre le « saint des villes et le saint des champs », et l’idée, qui l’accompagne souvent, d’un islam oral, populaire et dissident, en périphérie de la religion officielle. Le second chapitre s’attaque à l’idée de « religion populaire », à travers le prisme, entre autres, des rapports de genre. En rappelant que l’islam compte de nombreuses « saintes femmes » mais peu de « femmes saintes », l’historienne propose une réflexion anthropologique et sociologique sur la pratique dévotionnelle des femmes. Le culte des saints, longtemps négligé, l’a été en raison de son assimilation à un islam féminin, rural et ancestral. Or, les lieux du culte furent longtemps ceux de la mixité confessionnelle, sociale et sexuelle. Il y aurait ici un livre dans le livre : une étude de l’islam des femmes à travers les cultes, en marge d’une islamologie dont l’autrice rappelle qu’elle fut massivement l’œuvre des hommes.

L’analyse se poursuit dans l’actualité. Cette dernière dément les prévisions de la « vulgate coloniale » des chercheurs, qui voient dans le culte des saints une rémanence vouée à disparaître à l’heure de la mondialisation, du capitalisme et des nationalismes. Qu’en est-il alors ? La montée de l’islamisme, au lendemain du nassérisme et de la guerre israélo-arabe de 1967, n’étouffe pas comme on pourrait le croire le soufisme et la dévotion des saintes figures. Le culte des saints, part « refoulée » des nationalismes ? Sans canonisation, des « saints d’un genre nouveau » apparaissent pourtant, sous les traits du militant, du héros, du prédicateur « superstar » à l’aura médiatique et numérique. Cette « inflation de saints » suit cette autre inflation, « iconographique », portée par internet. L’image, nouvelle « relique indirecte », Twitter, Facebook, YouTube, nouvelles hagiographies, communautés numériques, « néo-confréries » ? L’image du refoulement, convoquée ici, annonce son propre retour (ou plus précisément son retour à la manifestation, car le refoulé n’a jamais absolument disparu).


Agrégée et docteure en philosophie, Lucie Tardy est spécialiste des rapports entre la théologie islamique rationnelle (le kalâm) et la philosophie (falsafa). Actuellement rattachée au laboratoire Arab Classical Philosophy & Philosophy of Sciences (ACPPS) de l’université Mohammed VI Polytechnic (UM6P, Ben Guérir) en qualité de post-doctorante, ses travaux portent sur les influences théologiques sur la pensée d’Ibn Rushd ainsi que sur la question de l’unicité divine (tawhîd) prise dans ses dialogues intra et inter-religieux.