Le versant visuel de l’histoire coloniale

L’approche de la colonisation, dont Fanon disait qu’elle relevait de la violence même (« d’une violence à l’état de nature »), se montre tout à fait novatrice dans un livre collectif dirigé par les historiens Marie Chominot et Sébastien Ledoux, Algérie. La guerre prise de vues. À partir d’une démarche de sémiologie iconographique et graphique, c’est l’œil qui guide et précise la pensée, dévoilant dans le détail ethnographique ce qui a été, sinon occulté, du moins non perçu dans l’historiographie d’une confrontation violente, souvent rapportée à des oppositions binaires, civilisation versus barbarie, lumière contre obscurantisme.

Marie Chominot et Sébastien Ledoux (dir.) | Algérie. La guerre prise de vues. CNRS, 272 p., 26 €

Ici, la photographie est le prétexte et le déclencheur d’un retour sur des faits historiques, pour leur donner sens dans le cadre plus global de ce qu’a été la violence de la répression coloniale. Plus que les mots, qui peuvent apparaitre surannés dans ce qui est souvent rappelé comme une injustice fondatrice d’une domination sans concessions, la photo révèle aussi bien dans le moment que dans le temps long les dimensions les plus générales de la domination, mais surtout les situations qui en sont les plus emblématiques, à travers la saisie des caractéristiques les plus fines des transformations de la lutte inégale des dominés dans le cadre des rapports de force qui les configurent.

Dans Algérie. La guerre prise de vues, la photographie agit comme révélateur. Elle précise et éclaire, à travers les conditions de sa production, les détails les plus infimes qui spécifient et caractérisent les faits, les contextes, les moments, tout en resituant ces derniers dans l’évolution générale du conflit. La photographie ne fonctionne pas seulement comme une tentative d’objectivation d’un processus historique de négation de l’autre, elle en dévoile les logiques au fondement de sa réalisation. Elle ouvre des interrogations sur ce qui est suggéré ou ce qui n’est pas très visible ou semble banal, anodin, évident. Elle se prolonge souvent par des hypothèses nourries par d’autres faits connexes, des observations, des informations ou des connaissances renvoyant, par comparaison, à d’autres photos, d’autres évènements. L’interprétation opère souvent par dépassement, par projection, jamais par anachronisme.

Marie Chominot et Sébastien Ledoux Algérie  La guerre prise de vues
« Algérie. La guerre prise de vues » (détail) © Éditions du CNRS

Le livre est à cet égard organisé en fonction des moments de basculement de cette lutte, de ses passages qualitatifs. La première partie s’ouvre sur une approche « des vies ordinaires » en situation de guerre, la seconde va au cœur pratique de l’acmé de la guerre coloniale pour déboucher sur la sortie de la guerre et le moment de l’indépendance, abordés comme « éclats de 62 », traduisant en ceci les différentes représentations qui se sont manifestées dès la fin des violences. La quatrième partie, s’inscrivant dans ce qui relevait de ce qui restait de la période, dans les mémoires, s’attache à observer le présent à partir de ce qu’il dit de ce passé et ce qu’il en intériorise.

L’analyse des photos portant sur les vies ordinaires dans la guerre révèlent d’emblée, que sur le moment « la vie n’est pas si ordinaire ». À partir de photos de retrouvailles familiales qui peuvent paraître habituelles, alors que « la mort rôde dans les maquis », Marie Chominot relève que la photo familiale prise au maquis pourrait être, pour le père engagé dans la lutte, le désir de laisser une « trace », de marquer le moment, « de fixer l’instant ». Marc André, lui, reconstitue un crime à partir de la photo d’un meurtre qui ne paraissait avoir aucune connotation politique (deux ouvriers vivant dans le même meublé et partageant la même pièce). Il montre que ce qui pouvait relever d’un assassinat, sans motif patent, relevait plutôt d’un règlement de comptes politique entre deux militants nationalistes de bords politiques opposés, dans le cadre de cette guerre dans la guerre que fut la lutte fratricide entre le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA) : « c’est entre frères qu’on se tue ».

Le texte de Niek Pas sur « Le sport cycliste malgré la guerre » renvoie à ce qui pourrait effectivement paraître comme une pratique ordinaire liant les communautés dans un moment de grande violence. Il n’en témoigne pas moins que le sport reste traversé par des tensions, voire apparaît comme l’espace d’une concurrence qui n’est pas simplement sportive, mais qui se manifeste souvent dans le défi, la transgression, ou la rupture, comme le montre l’exemple des sportifs qui rejoignent la lutte et dont certains meurent au maquis.

Si l’opposition à l’ordre colonial reste quelque peu dissimulée dans le sport, elle apparaît plus affirmée dans le système carcéral, alors même que l’incarcération des militants et combattants a été perçue comme une soumission, une domestication acceptée, qui ne laissait aucune place à la contestation ou au défi en situation d’enfermement. L’analyse par Fanny Layani de photos prises à la prison des Baumettes met en lumière ce qui a été souvent occulté, une transgression de fait de l’ordre carcéral. Les photos analysées témoignent d’une grande activité culturelle, dont l’organisation de pièces de théâtre, qui se développe sur la base d’un rapport de force où les militants font valoir leur propre organisation interne de gestion de leurs compatriotes. La vie n’est pas si ordinaire également pour les enfants en situation de guerre. « Faire l’école et faire la guerre » peut-il-être compatible ? s’interroge Lydia Hadj-Ahmed. Que signifie scolariser des enfants en situation de guerre, lorsque, pendant des décennies de colonisation, les effectifs des enfants indigènes qui accédaient à l’école sont restés dérisoires ? En dépit d’instituteurs sur le tas, « où le recrutement n’obéit à aucune règle », la photo de classe des petites filles ne dit pas « que le quotidien des enfants qui suivent la classe avec les militaires s’apparente à une forme d’alphabétisation des écoles gourbis diminuées et éphémères ». 

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L’interprétation iconographique nécessite quelques préalables méthodologiques, d’abord l’explicitation des conditions d’accès à la photo, celle des conditions de sa production, son statut, le contexte, la situation, le lieu, le portrait ou la scène saisis par le photographe, L’historien/ne ensuite, par hypothèses, comparatisme, questionnements autour de ces préalables, mobilisant l’état des savoirs historiques et ses connaissances propres, engage en effet une interprétation qui peut fonder ses observations. Il y a souvent dans ce processus des incertitudes quant à l’une ou l’autre des conditions. Le texte de Sylvie Thénaut, tout en apportant de nouvelles informations sur le cas Bellounis, trajectoire obscure s’il en est, illustre bien ces difficultés. L’historienne pose la question de son rapport au témoin qui lui a remis les photos, et conclut à juste titre sur le constat « des aléas de la recherche » dont on ne maitrise pas les sources. On peut  élargir ce constat à nombre d’autres interprétations de photos de l’ouvrage ; notamment quand certains auteurs s’interrogent sur les dates des prises de vue, lorsqu’on sait que les situations de répression se sont durcies au fur et à mesure du développement de la lutte. À cet égard, à quel moment des photos autres que celles des maquisards, notamment celles de familles, pouvaient-elles être prises ou interdites ? Il en va également des fins recherchées dans la production iconographique.

Au cœur de la violence coloniale, certaines photos suscitent des discordes qui reproduisent et recoupent les divergences des acteurs institutionnels en charge de la répression. Traitant des camps de regroupement et des représentations qui s’y greffent (nouveaux villages agricoles ou camps d’enfermement), Fabien Sacriste met en exergue les polémiques publiques qui vont se développer autour de photos d’enfants du camp de Bessombourg situé dans le massif de Collo, dans un contexte de famine où de nombreux  enfants meurent. Le cliché publié par un hebdomadaire d’obédience protestante apparait, selon l’auteur, comme participant « d’une guerre des images » menée contre l’armée par l’administration.

Si la photo est bien un enjeu entre les protagonistes de la confrontation, elle l’est encore plus du côté français entre les différents acteurs de la répression. L’histoire de la photo prise par le soldat Stanislas Hutin d’un adolescent de quatorze ans torturé, dont rend compte Tramor Quemeneur, en témoigne elle aussi, à travers les difficultés rencontrées par son auteur pour sa publicisation, en dépit même de sa fausse neutralité (rien n’indique de manière directe, si ce n’est la déchirure de son pull, la réalité des sévices subis par l’adolescent), alors que dans le même temps son témoignage, lui, avait connu une large diffusion dès 1956, notamment dans le livre Contre la torture de Pierre-Henri Simon.

On le voit, cet enjeu du contrôle des images, de leur neutralisation, de leur occultation, voire de leur effacement, a été assumé de manière plus contraignante pour la torture que pour tout autre fait, sans doute de manière moins frontale dans les dernières années. Raphaëlle Branche, qui revient sur « ce qui était officiellement interdit mais largement pratiqué », relève la difficulté d’y accéder, mais aussi la double contrainte des ayants-droit, pour l’autorisation de consulter les photos concernées : celle de ne pas nommer les personnes et celle de flouter les visages. Ce qui fait que les photos sont intégrées symboliquement en blanc dans l’ouvrage. N’eût été l’observation au scalpel des situations de torture dans les photos vues par l’historienne, l’absence de telles photos, leur oblitération, relève d’un impensé colonial, où l’absence de preuves devient l’absence de crimes.

Marie Chominot et Sébastien Ledoux Algérie  La guerre prise de vues
Statue équestre du duc d’Orléans sur la place du Gouvernement à Alger (1899) © CC0/WikiCommons

La partie « Éclats de 62 » clôt la période de la guerre à travers une interprétation de photos de la sortie de guerre, de l’indépendance, en prenant en compte dans le même mouvement autant la joie des Algériens que la souffrance des pieds-noirs. Ce moment est restitué et interprété dans l’incertitude de l’avenir. La poignée de mains entre un ouvrier algérien et un ouvrier français trahit une certaine gêne, observe Éric Lafon. De la même façon, le jour de fête dans le bidonville de Nanterre qu’analyse Muriel Cohen lui apparait comme « un moment paradoxal […] en dépit de la joie ressentie », dans l’hésitation à rester ou repartir au pays, exprimée par certaines familles.

Joie et indifférence, voire rupture sans aménité, sont symboliquement manifestées par le duc d’Orléans devenu le porte-drapeau de la jeune République algérienne. Alain Ruscio, relatant ce fait advenu sur « la place du cheval » comme la désignent les Algériens, occultant le duc d’Orléans au bénéfice de l’animal, observe que « contrairement à d’autres colonies, la statue fut restituée à la France en 1963 ». C’est aussi lors de ces journées-là que le basculement se fait pour les « Français de souche européenne » bientôt rapatriés, comme le souligne Yann Scioldo-Zürcher Levi. Cette migration spectaculaire ne se fit pas sans douleur ni sans étiquetages réciproques. Ce n’est cependant pas le cas de tous les rapatriés et notamment des « Français de souche nord-africaine », supplétifs de l’armée française, les harkis, dont les autorités iront, selon Fatima Besnaci Lancou et Houria Delourme Bentayeb, jusqu’au déni de leur statut puisqu’il leur sera distribué une carte d’identité de camp avec un numéro, sans mention de leur nationalité. 

À travers le cas des victimes de « la bataille d’Alger » ou plutôt de la répression d’Alger, le dernier chapitre met cette question des disparus au cœur du rapport du passé au présent. Pour Malika Rahal et Fabrice Riceputi, la photographie permet « d’éclairer la connaissance de l’évènement » et de saisir « comment les familles ont vécu » la disparition de leurs proches. Elle permet en effet ce lien comme outil, moyen de recherche, dans le double sens de recherche des conditions de la disparition (par la famille et les historiens) et de « retrouvailles » en tant que « (re)connaissance » du disparu. 

Cette présence du passé dans le présent renvoie également « au poids des mots et la puissance [et non le choc] des photos », pour reprendre la vieille publicité de Paris-Match. Le « Je vous ai compris » lancé par le général de Gaulle du balcon du gouvernement général, associé à l’image du massif rassemblement des Français d’Algérie sur la même place le 4 juin 1958, reste un repère dans la mémoire des Européens d’Algérie. Cette date constitue, selon Michèle Baussant, « un point de rencontre entre la mémoire et le récit historique ». Elle est en effet, pour beaucoup d’Européens d’Algérie, « un passé tissé de violences, devenant indicible, inutile pour le présent et l’avenir ». Les photos, les diapositives, qui donnent le sentiment à l’auteure « de tenir un bout concret de l’histoire de ses proches », sont pour certains d’entre eux désormais oblitérées, enfouies dans des cartons que l’on ne veut pas ouvrir. Pour d’autres, telle la grand-mère dont rend compte Paul-Max Morin, l’Algérie est présente partout. « Comme dans un culte », lui sont dédiés un autel dans le placard et une photo de sa ville dans les toilettes, pour « accompagner chaque matin son réveil d’une pensée émue pour son Algérie ». 

Voilà donc un livre qui sort des sentiers battus de l’historiographie de la guerre d’Algérie. Il déploie à partir d’une sélection de photographies une vraie connaissance non seulement historique mais également ethnographique des situations et des faits. Il contribue, dans une perspective de micro-histoire, à éclairer, à enrichir et à fonder la grande Histoire.