Après L’inclinaison (Gallimard, 2022), Corentin Durand continue de proposer une manière originale et exigeante d’envisager le récit. Déconcertant et profus, son Sarabandes X explore la façon dont nous nous débattons face à nous-mêmes, nos histoires, nos images, nos mémoires, ce qui nous manque irrémédiablement. Un livre ardu et passionnant qui impose un jeune écrivain courageux.
Décidément, Corentin Durand est un écrivain qui pense. Non pas qu’il plaque des idées sur une entreprise romanesque, qu’il transmue le récit en une démonstration ou qu’il cède aux sirènes bien contemporaines du livre à thème ou à enjeu ; mais au contraire il fait penser par le geste romanesque. Ou, pour être plus précis encore, par la composition du récit, par ses mécanismes, ses proportions, les jeux combinatoires qui fondent un vrai bon roman, qui fournissent l’énergie du récit. C’est un écrivain qui s’emploie, avec une constance admirable, à pousser les limites des récits qu’il entreprend, à écrire comme on fait entrer une matière en tension, comme on tord un métal. Il nous force autant qu’il force les éléments qui fondent son roman, son histoire tout simplement.
Corentin Durand prend un sacré risque à produire un livre touffus, iconoclaste, varié, tentaculaire.
Comme dans L’inclinaison, premier roman ambitieux et étonnant, la trame romanesque, sa profusion, ses excès mêmes, entrent en collusion avec une manière puissante de penser le geste d’écriture. Il y a quelque chose ici d’une mathématique sentimentale, comme si le récit consistait en une équation qui s’équilibre. On y décèle un mystère, une originalité, un risque aussi. Car, il faut le dire, Sarabandes X est un livre qui se déborde à un tel point, qui entretisse tant d’éléments, préside à des gestes esthétiques si disparates, que la composition du texte y est aussi importante que ce que le livre fait entendre, qu’il peut désarçonner. On entend déjà les critiques acerbes et dubitatives : « c’est bavard », « mais de quoi ça parle ? », « ça part dans tous les sens », « c’est prétentieux », « ah mais ce n’est pas un roman historique »… et oui, Corentin Durand prend un sacré risque à produire un livre touffus, iconoclaste, varié, tentaculaire… On pourrait croire qu’il va faire quelque chose que le texte défait rapidement, pour y revenir, ou pas, comme si la matière aventureuse du récit ne comptait que par ce qu’elle provoque, comme si le récit relevait d’une stricte énergie.
Les récits de Corentin Durand ne consistent finalement qu’en des pistes qui s’ouvrent. Il y a alors un effet de la potentialité qui se loge au cœur de la mécanique narrative. La lecture de L’inclinaison produisait déjà cet effet de déplacement du récit pour sa manière et qui produit un effet de dérangement si rare dans les lectures contemporaines. On pense, dans cette manière de procéder et d’envisager le récit, à des livres de Yannick Haenel, de Philippe Sollers, de Maurice Blanchot, de Jean-René Huguenin en même temps qu’à d’autres, de Marguerite Duras, Linda Lê ou Marie Ndiaye… C’est ce que le récit rend possible qui compte. Et il faut à un jeune écrivain une sacrée énergie et une confiance nette pour laisser libre cours à une telle profusion, pour donner à lire un texte qui diverge tant des lectures habituelles, qui oblige à une expérience radicale et qui assume son inconfort, son désordre particulier. En lisant son livre, on fait l’expérience d’une lecture démultipliée, comme si écrire une fiction revenait à envisager des possibilités, des réordonnancements de notre pensée, de nos idées, de nos sentiments, qui se déploient et jouent autrement, dans le geste romanesque.
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C’est une position qui nous semble courageuse. La littérature devient alors un espace d’ordonnancement de ce qui s’agite en nous, de ce qui trouble nos percepts, qui dérange nos existences. Car la grande affaire de Sarabandes X ne réside pas dans la multitude de questions ou de thèmes ou d’aventures ou de sentiments qui s’y déploient, mais dans la manière dont la littérature – le seul geste qui les fait frotter entre eux ! – permet de les envisager ensemble, comme le coin qui se loge dans une personnalité, dans un personnage. C’est que le livre est d’abord celui d’une personnalité qui se heurte à ce qui la dépasse. On y fait l’expérience, par le mouvement romanesque, de ce qui manque.
Ainsi, Pierre, jeune homme narcoleptique, se retrouve, à la mort de son père, embarqué dans une histoire qui n’est pas la sienne, qu’il ignore, mais qui vient briser la linéarité de sa vie. Il découvre un père au parcours presque incroyable – soldat en Indochine, chargé de documenter la guerre pour l’armée, cinéaste oublié dont le film reconstitue des archives disparues sur des massacres en Indochine (une grande part du roman tourne autour de ce film), précurseur du porno au tournant des années 1980, ami d’un célèbre chanteur de variétés au passé trouble… Son histoire, sorte de matière noire, vide existentiel, renvoie aussi à une trame amoureuse, avec une actrice mystérieuse qui ressurgit et qui croise les aventures sentimentales du jeune homme… Il semble vain de résumer un roman pluriel qui semble partir dans tous les sens au gré d’une chronologie complexe qui fait s’entrecroiser les destins du père et du fils qui, par le hasard d’une rencontre et d’une disparition, fera retour dans ces lieux, sur des expériences qui l’excèdent. Et à quoi cela rimerait-il, en fait ? Car ce qui compte, c’est que Sarabandes X – quel titre stimulant ! – impose un régime de lecture, oblige à une mécanique de l’esprit conditionné aux possibles du récit. L’histoire, impossible à résumer, ne vaut que par les échos qui s’imposent à chaque lecteur, à toutes les portes qui s’ouvrent dans le récit et qui, si on en accepte les difficultés, enrichissent de manière exponentielle la lecture, comme si toute sa matière consistait en un potentiel de combinaisons d’idées, de formes ou de gestes.
Sarabandes X impose un régime de lecture, oblige à une mécanique de l’esprit conditionné aux possibles du récit.
Étonnamment empathique, la prose de Corentin Durand accueille des possibles. Sarabandes X se fait successivement et simultanément enquête généalogique, récit de filiation, texte générationnel, chronique familiale bourgeoise (quelque peu ironique) et roman d’apprentissage trouble. Mais un simple récit de soi, restreint à une biographie, ne vaudrait pas grand-chose si l’écrivain ne le combinait avec une ample fresque historique (nécessaire) qui décompose les guerres coloniales, un texte qui travaille la grande histoire en l’entrecroisant à celle des individus, la confrontant à une exploration du roman érotique ou pornographique, à une sorte de traité de l’usage des images face à la violence, à ce qu’elles racontent et empêchent de la réalité… Car la grande affaire du livre, ce n’est pas ce qui s’y raconte ou les formes narratives successives qui s’y découvrent, mais bien au contraire tout ce qui manque, qui, en creux, interroge des absences, des vides, des possibles. Le livre de Corentin Durand posera problème à nombre de lecteurs qui lui reprocheront sa profusion, son hybridité, son étrangeté quelque peu intellectuelle. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce texte qui oblige à inventer une circulation personnelle, à trouver des proportions, travaille en profondeur ce qui nous manque et que seules la littérature, la langue, les voix qui nous hantent et qui nous échappent, peuvent nous aider à regagner un peu.
Corentin Durand propose un magnifique roman de deuil. Non pas simplement d’un père ou d’une histoire collective que l’on efface car on peine à savoir qu’en faire, mais de ce qui nous permet même d’y avoir accès. Si son personnage s’endort, rate des morceaux d’existence, c’est pour montrer que des choses nous manquent. Des images, des lambeaux de mémoires, des voix, des gestes qui nous rétablissent dans notre humanité, dans une certaine possibilité de la tendresse. Et si le livre explore des possibles qui paraissent souvent infinis, si l’on peut s’attacher à autant penser à partir de la quête de ce jeune homme et les histoires qu’il accepte de recevoir ou de retrouver, c’est qu’il ressemble à la vie, tout simplement. Ainsi, la sophistication du livre – un empêchement pour certains – n’obéit pas une à volonté d’esbroufe expérimentale virtuose, mais à une nécessité qu’impose une certaine conception du récit. Le livre constitue un espace d’expériences du monde, du réel, du passé, de la différence. Mais surtout il rend possible l’exploration d’une forme d’inconnu, d’intensité d’existence qui dépasse le sujet, d’une certaine réconciliation. C’est ainsi qu’il accueille, donne une forme à ce qui nous manque, à ce qui échappe. Qu’il rassemble des images, interroge ce qu’elles figurent du vide que l’on affronte, d’une mémoire qui nous traverse. Qu’il nous rappelle la distance qu’il y a entre la vie et la pensée de la vie. C’est ce mouvement qui porte Sarabandes X et les êtres, fictifs ou pas, qui s’y débattent, s’y cherchent et s’y trouvent. C’est inconfortable, parfois excessif, mais sans doute nécessaire !