À En attendant Nadeau, nous connaissions, d’Edith Bruck, sa poésie, son livre de souvenirs sur son mari, Nelo Risi, son récit autobiographique Le pain perdu, mais pas encore son talent proprement romanesque. C’est avec Contrechamp que nous le découvrons. Et quel talent ! Si on ne connaît pas la vie de son autrice, on lit avec délectation un roman policier formidable. Si en revanche on la connaît un peu, le roman s’apparente à un genre différent et prend une dimension impressionnante.
Pour rappel, Edith Bruck, romancière hongroise d’expression italienne, a été déportée à Auschwitz à l’âge de douze ans avec sa mère et sa sœur, qui survivra avec elle. En 1960, alors âgée de vingt-neuf ans, elle est sollicitée par le cinéaste Gillo Pontecorvo pour accompagner le tournage d’un film sur la Shoah, et pour conseiller aussi bien le cinéaste que ses deux principales interprètes, Emmanuelle Riva et Susan Strasberg.
Le tournage a lieu dans l’ancienne Yougoslavie, alors république fédérale à parti unique et communiste, en principe non alignée, composée de la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine et dirigée par Tito. Le serbo-croate est la langue officielle d’un pays qui est, comme on peut s’en douter, un redoutable chaudron politique, religieux, culturel.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Hongrie participe à l’invasion de la Yougoslavie et à celle de l’Union soviétique. Mais, à la fin de la guerre, en 1945, la situation se renverse et c’est au tour de l’Union soviétique, secondée par les forces roumaines, tchécoslovaques et yougoslaves, d’envahir la Hongrie. En 1960, au moment où Edith Bruck vient en Yougoslavie, la révolution hongroise ne date que de quatre ans. La narratrice, comme elle, est une Juive de Hongrie, parlant yiddish, allemand et italien : elle ne peut être que suspecte. Dans le roman, quelqu’un la nomme Melinda, mais si peu fréquemment qu’on se demande d’abord d’où sort ce personnage, comme si l’autrice avait voulu donner le change, et avait échoué : c’est elle, l’autrice, qu’on croit entendre.
Le contrechamp du titre n’est pas seulement celui du film, c’est aussi celui d’une situation historique. Le récit débute de façon apparemment anodine. La narratrice revient dans la boutique où elle a acheté la veille un pantalon. Elle souhaite l’échanger car il est trop grand. Lors de l’achat, on lui avait dit que ce serait possible. Or, non seulement le marchand refuse l’échange mais il l’injurie, la traite d’espionne criminelle et la menace de mort. Tout en la malmenant, il crie sa haine à la Hongroise : « Vous avez tué cinq de mes frères ! Vous comprenez ? Des barbares assassins… Tu verras, salope, tu me le paieras ! » De son côté, elle se souvient qu’au cours de la guerre à laquelle il fait allusion, et de la main des mêmes assassins, elle a également perdu sa famille et failli mourir parce que juive.

Tout est déjà présent dans cette première séquence : le changement, en apparence inexplicable, de situations et de comportement à son égard, le fait que, tout à coup, un simple commerçant en sait beaucoup sur elle, le grand danger qu’elle court, qui ne cessera pas, qui ne fera que s’amplifier jusqu’à sa fuite hors du pays. Est-ce le récit d’un mauvais rêve tel qu’on peut en avoir lorsque l’angoisse nous ronge, ou tel qu’on peut en lire dans l’œuvre de Franz Kafka ? Est-ce une fiction créée pour simuler une situation dans un pays totalitaire ? Ce n’est ni l’un ni l’autre, mais le début d’un cauchemar.
Contentons-nous de dire, sans révéler l’intrigue, que par la suite ses partenaires seront soit menaçants, soit un peu secourables mais gelés par la peur, que le non-sens présidera à toutes les situations et que le drame sera latent jusqu’à la dernière page, ceux qui devraient l’aider, le cinéaste, l’équipe du film, ne prenant pas en compte ses appels au secours. « Il faut faire profil bas », lui recommande le médecin, ce qui semble être un maître mot, une manière de conduite hautement nécessaire.
L’impression d’irréalité, produite par une situation dramatique et incompréhensible, est amplifiée par la ressemblance du présent de la narratrice avec son passé. Elle vit sur plusieurs temps : celui de l’Italie, son présent habituel, celui de la Yougoslavie, son présent du moment, et celui du passé qui constamment fait irruption et trouble son entendement. C’est ainsi qu’elle croit reconnaître, dans le médecin de l’hôpital yougoslave, « un certain poète juif communiste assassiné par les fascistes. Incroyable, je n’avais jamais vu une telle ressemblance, on aurait dit deux frères, deux jumeaux, c’était peut-être le cas, me suis-je dit alors, en fixant ses joues creuses, ses yeux enfoncés et énormes sous un front haut et diaphane, parcouru d’une résille de minuscules vaisseaux pareils à des sangsues ».
Le pire, c’est que ce cauchemar est doublé, amplifié par un autre. Puisque Kapò, le film de Gillo Pontecorvo, raconte les camps, et que la narratrice est là comme conseillère et comme garante d’une justesse historique, elle revit la douleur et la terreur de la déportation. Et en même temps la dérision de cette mauvaise copie. Le réel à ce point terrifiant n’est pas possible à raconter, restituer, reformuler, sa reconstitution ne peut que se révéler dérisoire. Les déportées se griment, les futures suppliciées changent leurs robes de ville en haillons poussiéreux, l’actrice américaine, « avec un faux crâne rasé, prête à souffrir sous l’œil de la caméra », est capricieuse, insupportable. « Tu es bien payée pour ce film, lui demande la narratrice. — Rien que cent mille dollars, je crois. Mais J’ai accepté parce que c’est un film fantastique et que j’ai un rôle oscarisable… »
C’est en réalité un film discutable, sinon raté, sur les martyrs de la Shoah, qui prouve que l’art est impuissant à reconstituer l’horreur de la réalité. C’est pourtant ce que tente Edith Bruck, mais avec une pudeur, une sobriété glaçante. Les phrases sont courtes et sèches, ne donnent que l’os des faits, les différents évènements sont relatés rapidement, pas de temps morts, pas même, le plus souvent, de transition, il faut se repérer tout seul, discerner seul le vrai du faux dans les propos tenus, dans les comportements qui sont à double entente : les gens ont peur, c’est évident ; quand ils se montrent bienveillants, faut-il les croire, sont-ils sincères ?
« “Il est juif”, ai-je compris avec soulagement. Je lui ai tendu la main […]. Au contact de sa peau glacée, j’ai frissonné et je me suis remise à trembler. Le médecin, d’une maigreur squelettique, a murmuré un salut à peine audible entre ses lèvres sèches et gercées. »
On demeure en haleine aux côtés d’Edith Bruck et de son double, Melinda, même si on sait qu’elle sortira de cette nasse mortifère. Oui, mais comment ? Grâce à l’avocat qu’on lui a attribué d’office et qui paraît vouloir son bien ? Au chef de la police locale qui déclare la défendre pour l’honneur de son pays ? À sa volonté de survie et à sa capacité à éviter un autre piège : celui des hommes qui promettent de l’aider tout en cherchant à la séduire ? La critique d’un machisme ordinaire, esquissée mais réelle, va de pair avec celle d’un pays comme la Yougoslavie de 1960, où les hôpitaux sont crasseux et mal éclairés. « Chez nous, dit le médecin juif avec indifférence, tout le monde travaille et personne ne fait rien. » Pourtant, l’écrivaine paraît ne pas juger, elle laisse entendre, elle ne veut pas non plus punir, le coquin, par exemple, qui l’a battue dans sa boutique : elle ne veut que partir, que fuir le cauchemar.
Un livre sidérant.