Il est un mot dont la rigueur critique et l’intellect français se méfient, c’est le mot « charme ». On le prononce avec un sourire qui sous-entend une manière d’innocence, d’attraction plus forte que soi et de joliesse. Le terme est fort, pourtant. Sous le charme, on baisse les armes, on perd la notion du temps et on se laisse aller au plaisir du conte. Et personne ne sait, le dernier récit de Philippe Forest, semble ainsi fait, comme un conte, ou comme un philtre dont quelques gouttes suffisent à vous envoûter. Hélas, la critique n’a pas le droit de se pâmer, il lui faut refuser la belle au bois dormant tapie en elle et être en éveil, analyser. Essayons.
Et personne ne sait tournoie comme un manège autour d’un film, d’un film adapté d’un roman. Ni l’un ni l’autre ne sont très connus. Tous deux appartiennent à la catégorie enchanteresse des œuvres que le canon et la célébrité ont délaissées ; ils brillent du vernis fragile du très-peu-connu que l’on voudrait préserver. Ils ont le même titre, qui apparaît tard dans le récit car il s’agit d’en méditer la magie. Ils semblent ne pas avoir d’auteur ni d’acteurs leur donnant un visage.
D’emblée, dès les premières lignes du récit, ils sont enfouis dans l’hiver qui semble venir aussi sûrement, plus sûrement même, que le printemps. Ils ont pourtant un personnage principal qui aura bientôt un nom, mais pas tout de suite. Si vous y tenez, il s’appelle Eben Adams mais il a surtout un métier : il est peintre, peu coté, malaimé, décalé, seul. Il a le pouvoir de séduction de l’artiste à la fois incompris et peu conscient de cette incompréhension. Il a toute la sympathie, toute la tristesse, de Philippe Forest, celles-ci se font entendre entre tous ses mots ; il est un peu son frère d’âme, son double flouté, noir-&-blanchi. C’est évidemment le héros du roman, paru en 1940, nous apprend-il, et du film qui en a été adapté huit ans plus tard.
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Eben Adams appartient à une période et un lieu très précis : New York au moment où fut édifié le Metropolitan Museum of Art et son aile américaine, la Charles Engelhard Court, que Philippe Forest a parcourue maintes fois, au point de s’y perdre et d’y perdre le sentiment du temps. Les horloges y sont arrêtées ; elles indiquent une heure, mais ni une année ni un siècle. On apprécie l’intelligence silencieuse avec laquelle Philippe Forest brouille les repères chronologiques, ou plutôt les appuie, s’en amuse, annulant le passage du temps et l’usure tout en en jouissant.
Quelque chose s’est arrêté dans son récit qui pourtant saisit et ranime une période faste de l’histoire américaine, baptisée the gilded age, rappelle-t-il. L’écrivain l’évoque en citant surtout des peintres, des « vrais » : ceux qui sont allés nourrir leur talent en Europe, et ceux qui ont puisé dans la terre conquise et fait œuvre de pionniers. Ce sont les « primitifs » américains, plus jeunes de quelques siècles que les primitifs italiens. Philippe Forest s’accorde régulièrement des pauses pour décrire quelques-uns de leurs portraits, dont celui de la fille de Samuel F. B. Morse, qui inventera l’alphabet portant son nom. C’était une époque où l’on était artiste puis savant, ou artiste et savant.
Notons la grâce de ses descriptions de tableaux et de séquences du film. Nous vivons en un temps où la description est une chose risquée et vite ennuyeuse pour notre attention habituée au tournis des images, à leur multiplicité et à leur brusque effacement. L’écrivain le sait et s’en garde ; ses descriptions sont calmes, posées, simples comme quelques mots parfaitement ajustés. Souvent, face à un portrait de groupe, il souligne un « air de famille » entre les sujets, expression qui convient à son récit largement fondé sur l’art de repérer des ressemblances troublantes entre personnages réels et inventés, personnalités d’un siècle passé et d’aujourd’hui, fillette et jeune femme.
Car le peintre du roman et du film, Eben Adams, est à la fois sauvé et perdu par la rencontre avec une petite fille dont le portrait devient son unique but. Elle se nomme Jennie et illumine le récit de sa présence intermittente et gracile. Elle est celle qui pourrait grandir et ne vieillira jamais, le bourgeon de la jeune femme imaginée et rêvée. Elle est aussi, bien sûr, la petite fille disparue de l’écrivain, « l’enfant éternel » qui donna son titre au premier de ses récits, qui ne l’a jamais quitté et qu’il n’a jamais quittée. Mais elle a un autre double, la petite fille de Samuel Morse, morte après avoir basculé du bastingage d’un paquebot entre l’Europe et l’Amérique. La noyade de Léopoldine Hugo nous revient en mémoire, d’autant plus sonore que la voix du poète est présente dans la langue de Forest.
Parce qu’il dit « je », parce qu’il parle de lui et de son enfant disparue, Philippe Forest est communément associé à l’autofiction. Il semble, du moins dans ce récit, qu’il se rattache davantage à l’expression de soi romantique. Il revendique le droit à « l’emphase », à un peu de mélodrame, à la poésie dans toute sa splendeur hugolienne. « Des yeux, je les suis, écrit-il en imaginant le peintre et la petite fille. Ils me montrent le chemin que, faute d’avoir assez cru en lui, je n’ai jamais réussi à prendre, le long duquel je me suis arrêté autrefois. Je vais là où ils vont. » À l’heure où blanchit la ville, dirait-on, New York, si souvent nimbée de neige dans le récit.
Et personne ne sait est un hymne au noir et blanc et à la beauté spectrale, si vive, que ce mariage engendre. C’est aussi une méditation sur les couleurs, le jaune et le blond, le vert, le bleu marin, et les images que chaque couleur convoque ; un constat sur le réservoir de photos et de photogrammes de New York, ville lumière, que nous avons en mémoire, plus prégnant que la ville elle-même. On est presque surpris de voir cités Taxi Driver ou Macadam Cowboy dans un récit qui sublime autant les tons d’antan et la compagnie des fantômes. La confusion est brillamment entretenue, la mise en abyme est vertigineuse, mais le jeu serait peu de chose sans le sentiment, sans la peine infinie dont il est enceint.
Philipe Forest est un écrivain profondément endolori ; il ne cesse de revenir à l’impression que la vie est « ensommeillée », déréalisée, que les choses autour de nous sont dématérialisées, posées sur un film, une pellicule inflammable. Sa phrase même est endolorie, hantée : son rythme, les répétions maîtrisées, leur martèlement sourd, les heurts du chagrin, la beauté lancinante qu’ils créent. Sa fascination pour le pouvoir de l’image, support technique et présence atténuée, ou augmentée, mais puissance illusoire, fascine à son tour. Tout chez lui semble rêvé, filtré. Les êtres vous poursuivent et s’évaporent.
« Let my hands frame your face in your hair’s gold, / You beautiful Lucrezia that are mine ! », s’exclame le poète britannique Robert Browning, dans The Faultless Painter. Ce long poème est cité par Philippe Forest qui sait l’impuissance des seuls mots et la fragilité de l’image.