Paradoxe de l’interdisciplinarité

Les universitaires engagés dans la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) doivent se conformer à une exigence d’interdisciplinarité présentée comme allant de soi et dont ils savent qu’elle est la clé des financements et de la notoriété internationale. Mais ils savent aussi que les critères d’évaluation des carrières sont disciplinaires comme si chacun devait rester dans son silo tout en étant convaincu qu’il faut en ouvrir les murs. Il est possible que ce paradoxe soit propre aux SHS ; il est sûr que s’y confronter est stimulant.

Collectif | Servitudes et grandeurs des disciplines. Gallimard, coll. « Nrf Essais », 220 p., 22 €

Quatorze auteurs publiés dans la collection « Nrf Essais » ont été interrogés sur ce paradoxe. Témoignage d’un rayonnement international, trois d’entre eux sont étrangers : Axel Honneth, Robert Darnton et Thomas Pavel. La diversité de cette collection se retrouve dans celle des disciplines représentées par les auteurs de ce livre au titre militaire. Leur propos commun est de contester la pertinence des distinctions disciplinaires à l’Université, et plus encore le mot d’ordre d’interdisciplinarité et de pluridisciplinarité. Mais à les lire s’impose l’évidence de la différence persistante des disciplines tandis que le projet même de ce livre est interdisciplinaire.

Certains contributeurs font porter leur réflexion sur la notion même de disciplines, dans l’usage universitaire du mot. Une pensée en silos. D’autres se sont focalisés sur la leur, dont ils s’efforcent d’illustrer les méthodes et les problèmes qu’elles posent. Ainsi lorsque Dominique Schnapper, sociologue de la vie politique, veut étudier de ce point de vue le fonctionnement du Conseil constitutionnel dont elle a été membre neuf années durant, désignée à cette fonction précisément en vertu de sa réputation de politologue.

Ainsi pour l’historien qui s’intéresse aux relations entre l’archive et la fiction. Laurence Fontaine décrit minutieusement la manière dont leur croisement permet à chacune d’éclairer l’autre. Elle montre aussi que l’écrivain le plus susceptible de concurrencer les archives chères à l’historien n’est pas celui qu’on croirait et qu’on a souvent répété, à savoir Balzac. En revanche, Marivaux est exemplaire de précision et d’objectivité pour décrire les rouages de la société de son temps et rendre compte des conflits qui la travaillent, sociaux et entre les sexes. Balzac, lui, a beau avoir des prétentions scientifiques à la sociologie – dont le nom disciplinaire était tout juste inventé –, il a beau se référer à Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, ses « études de mœurs » comme Eugénie Grandet n’ont, malgré la réputation qui leur est faite, aucune valeur d’archive pour une sociologie de la première moitié du XIXe siècle. La spéculation, l’avarice ne se conforment pas à ce qu’il en dit, qui n’a rien de réaliste. Mieux vaut, de ce point de vue, le regard d’un Voltaire qui est vraiment digne d’un historien.

Collectif, Servitudes et grandeurs des disciplines
« Historia », Nikolaos Gyzis (1892) (détail) © CC0/WikiCommons

On peut aborder la question des relations entre littérature et histoire en adoptant un point de vue plus global, pour s’interroger sur la notion même de littérature et en faire apparaître l’historicité. Ce peut être, suggèrent Judith Lyon-Caen et Christian Jouhaud, le regard de Gustave Lanson en 1904 ou celui de Pierre Bourdieu, deux tiers de siècle plus tard, avec la notion de « champ ».

On voit bien en quoi la question de la valeur documentaire d’un roman ou d’une pièce de théâtre peut importer à un historien ou à un sociologue mais elle laisse indifférent le littéraire. Quand celui-ci lit Marivaux, Voltaire ou Balzac, ce n’est pas en quête d’informations fiables sur les tensions sociales, les conditions économiques, les crises politiques que l’écrivain a pu évoquer. Le lecteur de Belle du Seigneur n’est pas étonné qu’Albert Cohen soit sensible à la vague d’antisémitisme qui a réagi à l’ascension politique de Léon Blum. Il lit que « en politique, les israélites devraient se tenir un peu en arrière. C’était plus prudent ». L’avertissement est révélateur de ce que l’on pouvait écrire dans les années 1930. À ce titre, cela peut intéresser l’historien – ou le littéraire qui, comme Pierre Birnbaum, se fait historien pour l’occasion et décrit la réaction de grands écrivains à la « vieille alliance entre les Juifs et l’État ». Cela peut intéresser les littéraires de la même façon qu’ils peuvent se délecter de la description que fait Balzac de la naissance du régime parlementaire sans pour autant y voir une documentation directement utile à l’historien de la vie politique. 

Au fond, malgré leur diversité, les contributions centrées sur la littérature concluent semblablement sur la difficulté à la faire entrer dans un cadre disciplinaire susceptible de satisfaire les exigences méthodologiques des SHS. Il apparaît donc justifié de parler d’une « résistance de la littérature à la disciplinarisation », selon la formule que cite Philippe Roussin. Il ne le fait pas pour nier la possibilité d’une interdisciplinarité susceptible de concerner aussi la littérature. Il voit dans les années 1960 « le chant du cygne de l’impact social fort de la littérature ». C’est que les moments d’interdisciplinarité forte (années 1920, années 1960, années 1990) sont aussi des moments d’avancées critiques, avec le formalisme russe, le structuralisme puis les théories de la fictionnalité. Toutefois, il ne s’agit pas alors de conjuguer des regards différents sur un même objet mais, comme dit Roland Barthes, de « créer un objet nouveau qui n’appartient à personne ».

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Johann Chapoutot ouvre son texte sur une longue citation du docteur Faust, qui apparaît ainsi comme un chantre de l’interdisciplinarité. On mesure l’ironie du propos quand on lit ensuite que « depuis la fin des années 1990, la pluri- (ou l’inter-) disciplinarité est un motif incantatoire et un passage obligé de toute profession de foi dans les institutions de recherche ». Chapoutot nous confie avoir choisi comme sujet de thèse d’histoire la réception et la réécriture de l’Antiquité méditerranéenne dans le mouvement nazi. La réception de son travail en dit long sur ce qu’il en est de l’exigence d’interdisciplinarité : sans qu’il s’en soit préoccupé, la notion pourrait s’appliquer à un tel sujet. Typiquement pluridisciplinaire, sa thèse a reçu un écho du côté des antiquisants, des philosophes etc., mais aucun chez les historiens contemporanéistes. 

Qu’en est-il alors de cette interdisciplinarité, de cette pluridisciplinarité censées s’imposer aux universitaires spécialisés en SHS ? Deux réponses intéressent du fait de leur pureté théorique et de leur rigueur, celle du sociologue Luc Boltanski et celle du philosophe bien connu des lecteurs d’EaN, notre ami Pascal Engel. Le mieux pourrait bien être de s’interroger sur la notion même de discipline universitaire, son origine, sa constitution et ses présupposés, si l’on veut parvenir à penser ce qu’il en est de cette interdisciplinarité ou pluridisciplinarité qu’une instance comme le CNRS présente comme allant de soi avec une telle insistance réitérée qu’elle suscite le doute sur son effectivité. C’est la démarche du sociologue sensible aux relations de « paix et guerre entre les disciplines ». Elle n’est pas radicalement différente de celle de Jean-Marie Schaeffer s’efforçant de cerner ce qu’il en est de la discipline nommée philosophie. 

Telle n’est pas la démarche de Pascal Engel. Se situant clairement comme philosophe, il s’interroge sur la signification de la notion même de pluridisciplinarité : ontologique ou épistémologique ? Veut-on dire que « le savoir est nécessairement pluriel parce que le monde est lui-même pluriel » ou qu’un « seul et même objet peut s’étudier de plusieurs manières différentes à partir de plusieurs disciplines » ? L’analyse serrée des tenants et aboutissants du pluralisme épistémologique mène à la conclusion que celui-ci n’entraine « ni qu’on doive abolir les frontières disciplinaires au sein d’un espace neutre commun, ni que les disciplines doivent se retrancher chacune dans son quant-à-soi. La devise doit donc être : pluridisciplinarité épistémologique sans pluralisme ontologique ». Adoptons-la !