Splendeur et misère de l’interdisciplinarité 

Dans un livre d’hommage à un grand éditeur de sciences humaines, différents auteurs mettent en commun leurs réflexions sur les conditions d’une interdisciplinarité fructueuse, n’hésitant pas à remettre sur le métier les certitudes fondatrices des différentes disciplines des sciences humaines et sociales.

Collectif | Servitudes et grandeurs des disciplines. Gallimard, coll. « Nrf Essais », 220 p., 22 €

N’était le milieu émetteur, éditorial et non académique, on pourrait croire à un livre de « mélanges », selon le jargon universitaire, un recueil de contributions offert à un maître quittant sa chaire. Ici, il s’agit de rendre hommage, de manière intelligente et élégante, malgré les dénégations révélatrices de l’un des contributeurs, à l’un des grands éditeurs de sciences humaines de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, directeur de la prestigieuse collection « nrf essais », Éric Vigne, et ce n’est pas non plus par une sorte de hasard qu’apparaît « quelque chose comme une affinité élective entre un auteur, une collection et son directeur ». 

L’ouvrage, au titre aux consonances vigniennes, rassemble des textes de quelques-uns des auteurs les plus reconnus de la collection sur le thème de la pluridisciplinarité, c’est-à-dire à propos du positionnement éditorial de la collection depuis sa création, en 1988, dans le sillage de la collection « les Essais » fondée dans les années 1930, elle-même déjà pluridisciplinaire. Mais si la collection veut éviter le risque de la dispersion, il faut, pour qu’elle construise pièce par pièce un air de famille, un principe générateur. L’éditeur l’a trouvé dans l’ambition d’une méthode : non seulement la collection sera pluridisciplinaire, ouverte aussi bien aux sciences dites « dures » qu’aux sciences humaines, mais elle réunira des « essais », genre auquel la collection projette de rendre ses lettres de noblesse, qui partagent tous « une manière de construire leurs objets à partir d’une interrogation au sein de laquelle la question, par les déplacements qu’elle opère, importe plus que la réponse ».

Collectif, Servitudes et grandeurs des disciplines
« Polyphonie », Paul Klee (1932) © CC0/WikiCommons

Ce dernier membre de phrase appartient au liminaire définissant la collection et figurant à la fin de chaque volume. Il pourrait constituer une définition de l’interdisciplinarité, en résonance avec celle que donnait en 1990 (juillet-septembre), dans la Revue de synthèse, le regretté Bernard Lepetit, placée sous le registre d’« une pratique restreinte » : « Je proposerais de définir l’interdisciplinarité seulement comme un processus maitrisé d’emprunts réciproques, entre les différentes sciences de I’ homme, de concepts, de problématiques et de méthodes pour des lectures renouvelées de la réalité sociale ». Tous les auteurs du recueil, ou presque, sont d’accord pour dénoncer l’injonction venant du pouvoir d’une pratique tous azimuts de l’interdisciplinarité, conditionnant les financements de la recherche et les attributions de postes. Au mépris de la logique des disciplines, de leurs longues histoires [1], de leurs réflexions communes sur les multiples problèmes, voire conflits, que posent leurs interactions (institutionnels, méthodologiques, questions de frontières plus ou moins factices, etc.), cette injonction devient idéologie, à mettre sur le compte d’un knowledge management, croyant ainsi favoriser l’« innovation ».

Un autre consensus se dégage de ces pages : il faudrait renoncer une fois pour toutes à toute volonté d’unifier les sciences humaines et sociales. Les auteurs ne prennent même pas la peine de discuter des propositions récentes de constitution d’une « science du social » ou d’« une science sociale » (Bibliothèque du Mauss), pourtant venues après l’échec des diverses tentatives d’unification autour de paradigmes fédérateurs (linguistique, structuraliste…). On peut regretter cependant que les auteurs ne s’arrêtent pas un instant sur les distinctions nécessaires entre pluridisciplinarité et interdisciplinarité, termes employés plus ou moins indifféremment, les conditions de l’une n’étant pas celle de l’autre, la première donnant le plus souvent, au mieux, une juxtaposition de points de vue, la seconde obligeant à un travail préalable éclairant l’histoire de la problématisation scientifique de l’objet de recherche.   

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Les auteurs du recueil, majoritairement des historiennes et historiens, tentent malgré tout, soit de faire des propositions, soit de revenir sur un parcours particulièrement riche en franchissements de frontières, entre histoire et histoire littéraire, entre sociologie et philosophie, etc. Au chapitre des propositions, on donnera raison à Axel Honneth quand il invite à ne pas oublier dans la formation disciplinaire de sensibiliser à la complexité des objets et, en même temps, à ne pas négliger d’initier à l’art d’établir des relations entre les choses. Jean-Marie Schaeffer, quant à lui, pose les « conditions d’une interdisciplinarité forte », notamment entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Il en voit trois : « se retrouver autour d’un objet vraiment commun » ; mobiliser « les compétences propres » des différentes disciplines ; livrer des « résultats communs », c’est-à-dire « qu’aucune discipline n’aurait pu produire seule ». Ces conditions semblent pouvoir être partagées par Pascal Engel qui revendique une « pluridisciplinarité épistémologique sans pluralisme ontologique ».

Au rang des propositions, ceux que l’on pourrait appeler les « expérimentateurs » ne sont pas en reste. Il en est ainsi de Luc Boltanski qui souhaiterait rassembler les disciplines dans des « domaines », notion territoriale qui, à première vue, semble contredire la volonté de Judith Lyon-Caen et Christian Jouhaud de déterritorialiser les géographies disciplinaires pour explorer « un inconnu », prenant au sérieux l’opacité de la trace du passé. À première vue, car ces approches pourraient rencontrer celles de Thomas Pavel et de Philippe Roussin qui plaident l’un et l’autre pour une sorte de pluridisciplinarité « flexible » au plus près de la littérature et de ses « jeux expérimentaux » (Pavel), ou des modèles d’interdisciplinarité qui suivent l’évolution de l’objet, en l’occurrence ici l’objet littérature (Roussin). Dominique Schnapper semble se mouvoir comme naturellement dans le dépassement des disciplines à partir de son expérience concrète de recherches sur le Conseil constitutionnel, passant de l’histoire à la sociologie, du droit à l’ethnologie. Pierre Birnbaum et Laurence Fontaine montrent, l’une par un bon usage des sources littéraires dans son travail d’historienne, l’autre en faisant interagir littérature juive et sociologies de l’État, comment on parvient à faire bouger les lignes, à reformuler les questions. 

Deux auteurs, pour sans doute tenter de résoudre d’un point de vue pragmatique la question de l’interdisciplinarité, en appellent à des modèles historiques :  Johann Chapoutot veut nous persuader que l’on peut encore puiser, aux sources des « sciences de l’esprit » à l’allemande, une unité des sciences de l’homme trouvée dans « l’interrogation sur l’homme comme être historique, vulnérable et fini ». Pierre Bouretz, qui clôt le volume, témoigne par son parcours de l’influence encore vivante de cette école de l’érudition, des années 1880-1935, entre Allemagne, Autriche et Pologne, foyer « indifférent aux disciplines », enrichissant sans cesse le questionnaire, permettant une herméneutique toujours nouvelle des textes. 


[1] C’est un champ de recherches très actif aujourd’hui, notamment pour l’Antiquité et le Moyen Âge.