Selon les sources, d’Esther Tellermann, est composé de deux poèmes d’une seule coulée et venus d’un unique lieu, rétractiles et sensibles, et l’on prie le lecteur de s’en approcher en chasseur prudent, acceptant l’apparente difficulté, écoutant les signes, respectant les silences, s’il veut communier avec le non-dit.
Comment être chasseur sans abîmer ou viser à côté, comment respecter les silences en recensant une poésie d’une telle élégance dans sa réserve, qui enveloppe le lecteur dans un mot jamais dit ? La difficulté, elle, à tout prendre, est minimale. Elle tient aux ruptures, suspens, « décrochés », à l’image du vol des milans et des oiseaux de mer, sensible aux moindres variations de l’air sur lequel ils s’appuient, quand l’air fait défaut, ne porte plus. L’émiettement polyphonique du sens, les ellipses, la syntaxe minimaliste et polysémique, les glissements du genre parfois, le jeu subtil des pronoms, l’évitement souvent des articles, ce qui justement fluidifie les articulations, tout cela qui donne vivacité et légèreté exerce aussi un sfumato sur le sens. Dans une tension, qui n’est pas désir de dérouter, mais peut-être d’alléger, et peut-être même, davantage que pour la lecture – pour le poète.
Reste
avec le peuplier
la ciselure
de
ce qui n’est pas dit.
Bien sûr, c’est une poésie qui se réclame de Paul Celan. Doit-on dire pudeur, ou plutôt effacement, ou encore évitement : éviter de toucher le « point exquis » comme disent les médecins, approché au long du recueil, tangentiellement et de plus en plus près. Délicat alors de déplier ce qui n’est pas dit et ne veut pas l’être, sans l’effleurer, ce point exquis, la brûlure, la « chaux vive » qui conclut un poème.
Les poèmes de Selon les sources ne demandent pas de compréhension – Tellermann la déroute, et ce mot de « déroute » qui nous vient est peut-être en miroir d’une autre déroute, encore une fois moins la nôtre que la sienne –, pas plus qu’ils ne cherchent la pitié (si décriée) ou l’empathie (plus à la mode). Ils demandent de l’attention. Est-ce à l’image d’Esther Tellermann, dont on ne sait qu’une chose, c’est qu’elle exerce l’activité d’analyste ? L’analyste : celui qui se doit d’être attentif. Et celui qui a pour rôle d’écouter accepte – c’est un corollaire – celui de n’être pas entendu.
On pourrait se limiter à se laisser bercer par la musique – musique légère, le « frisson d’eau sur de la mousse » verlainien, plutôt ici un bruissement de feuilles dans l’été : les arbres sont très présents dans la poésie d’Esther Tellermann. Se laisser bercer comme le nourrisson s’endort dans l’inflexion des voix familières, mélodie de son âme en devenir. Mais est-ce suffisant pour le lecteur de poésie, pèlerin venu chercher l’oracle ? Du reste, le nourrisson bizarrement comprend, sinon déjà tout, du moins l’essentiel.
Peut-être serait-il bon de préserver la fragile innocence du lecteur. Qui se protège d’ailleurs tout seul : quand le mot est prononcé, le pèlerin, dans la crainte de savoir, n’entend que ce qu’il veut entendre, ce qui plaît, non ce qui est signifié : on ne peut comprendre que ce qu’on sait déjà, et c’est pourquoi le pèlerinage, de fait, est inutile. Elle peut alerter pourtant l’innocence du pèlerin, la récurrence (car on ne répète pas si on ne veut pas être entendu), la récurrence dans les poèmes de cette phrase, si belle, si sensible, douloureuse aussi :
Avions trop ri
à la face des dieux…
Ainsi disposé, le vers peut se lire comme un ennéasyllabe (ou un décasyllabe) fracturé en deux, fracture et non césure, et de ce fait appuie plus longuement, plus douloureusement, sur ri.
Il est parfois modifié dans d’autres occurrences :
Nous n’avions
assez cru
aux crépuscules
avions trop
brûlé à la face
des dieux
n’avions voulu
“le mot qui brille”
en échange
des émeraudes
des seuils des
châtaigniers mais
voulu
des apothéoses
et des ferveurs.
Ou ailleurs : « avions tant / marché », ou « tant cherché à la / face des dieux ». Mais c’est la forme « trop ri / à la face des dieux » qui est la plus transparente, désignant l’envers de la médaille comme on dit, en illustrant le proverbe « Tel qui rit vendredi (jour de Vénus), dimanche (la ‘dominique’, le jour des dieux)… ». Car les dieux guettent, pour qui trop c’est trop. « Crains la colère de Zeus […] / Les dieux jalousent / Les mortelles amours » (Tsvetaïeva dans le poème « Séparation », 1921).
« Avions trop ri / à la face des dieux » : les vers figuraient déjà dans le précédent recueil d’Esther Tellermann, Ciel sans prise (Unes, 2023). Au bas de la dernière page du livre, une note précisait, en petits caractères : « ce livre a été composé entre juillet 2020 et avril 2022 ». Note qui peut passer inaperçue comme sans importance (à quoi bon alors ?) mais qui a un prolongement, ou un dépliement, dans un poème de Selon les sources : « une vie / soudain sèche / avec les lilas ». Faut-il le dire, le lilas fleurit fin avril.
Les poèmes de Ciel sans prise, écrits dans le vif de la blessure, éclaireraient peut-être ceux de Selon les sources :
Peu à peu votre
énigme
s’éteint
votre odeur
m’abandonne
Je veux que reste
partie de votre
salive
Hier se superpose,
tandis que les mondes
chancellent
Je cherche encore
la langue où
vous dire…
Et encore :
…sans votre
plainte
qui m’étreint
sans votre douleur
et vos crépuscules
mais une nuit bleue
happe
votre front
votre haleine se fit
étang…
On comprend dès lors que Selon les sources sourd de Ciel sans prise, le prolonge, et cherche au-delà de la blessure un lien : réduire la fracture, infléchir la douleur, recoudre au présent un passé explosé, convoquer une apparition qui se fond dans l’air ambiant :
Perdu était Non-perdu,
le cœur une place forte.
(Paul Celan, « Après-midi avec cirque et citadelle », in La rose de personne)
La poésie, le lecteur la recrée, c’est-à-dire la comprend, au fil des relectures. À la relecture, par exemple, devient plus explicite un poème, le deuxième du recueil : « La terre devint noire / puis les mousses / recouvrirent / les volcans », métaphore, dans le chemin d’une vie, du surgissement de la violence, du fracas, de la lumière obscurcie, de la réparation, des lents recommencements. Peut-être faudrait-il lire Tellermann comme un peintre fait émerger le tableau d’une esquisse à première vue mystérieuse, qui à petites touches devient lisible. Ou, pour être plus proche de l’univers du recueil, comme cisèle le sculpteur, qui lentement creuse jusqu’à mettre à vif. Il faut écouter les répons d’un poème à l’autre, multiples reprises qui cousent ensemble l’apparent discontinu d’éclats éparpillés, souvenirs, sensations, passé proche, passé lointain, voyages, Grèce, Roumanie semble-t-il, rites (orthodoxes ?), éclats d’un verre brisé – d’un rire brisé.
La fuyante légèreté d’un poète qui éteint la couleur (« le mot qui brille ») est d’autant plus perçante quand de front, et non plus de biais, est écrit le mot qui brûle, « la chaux vive » dont il était question ci-dessus (au passage, il faut noter la mise en valeur typographique par deux fois du mot encore) :
encore
derrière la figure
grandirons parfois.
Connaîtrons
l’instant.
Je recueillerai
encore vos
métamorphoses.
Vous étiez resté
ouvert
cela
chaux vive
Le nous de Tellermann, repris, répété, effacé, repris encore, est l’une des clés d’un sens qui semble fuir. Cela a été effleuré lors de la lecture qui a eu lieu à la Maison de la Poésie : ce n’est ni un nous de majesté, ni un nous collectif, c’est bien le duel grec, cette singularité d’une langue qui distingue un nous limité à deux personnes. Qu’on songe au poème terrible et magnifique Nous deux encore de Michaux, un poème à l’image de Michaux, quoi de plus naturel – implacable dans sa douleur. Aucune cruauté dans les poèmes de Tellermann, pas même contre soi.
La deuxième clé sera peut-être à chercher dans le jeu des temps verbaux et des pronoms. Ceux-ci éclairant ceux-là. Le poème s’offrira dès lors dans sa simplicité, aussi nu que le « Demain dès l’aube… » de Hugo, et sans pathos. « Je peux / lire, je peux, tout s’éclaire : / loin de j’peuxpascomprendre », Paul Celan encore, dans Kermorvan (La rose de personne).
Car Esther Tellermann nous berce (se love) dans la perfection des imparfaits et des plus-que-parfaits – à la deuxième personne du pluriel, et puis soudain bute sur un présent à la première personne du singulier, comme on se heurte au principe de réalité : « je marche encore / afin que surgisse / un refrain », écho bien sûr aux vers cités plus haut « avions tant marché / à la face des dieux ». On songe à cette parole de John Sheddan, personnage du Passager de Cormac McCarthy : « toute réalité est perte et toute perte est éternelle ».
Puis surgissent les futurs, parfois incantations, parfois espoir, ou volonté tendue contre tout espoir, parfois encore souhait ou prémonition, tel ce récurrent « je partirai un soir de semaine ». Et puis, par instants, comme un couperet s’abat un passé simple, ce temps des inscriptions sur les tombes, alors les imparfaits et les plus-que-parfaits déploient toute leur douleur :
Il fut un homme
il acquit
des plaines ombreuses
et des chiffres.
Puis il advint
une demeure souterraine
sous les pavots.
Ailleurs encore, l’indécision du temps verbal réserve une marge au sens ; « N’entre en moi / son absence », est-ce un indicatif ou un subjonctif – est-ce une supplique ou est-ce un refus ?
N’entre en moi
son absence avec
le livre ouvert.
Qui encore le
caresse et
chante parmi
les peupliers ?
Il m’enveloppait
de chambres et de
voiles
de contes
nocturnes.
je le fis paraître
dans les graviers
et le sel.
Le sel des larmes, peut-être. Quant au pourquoi du titre, Selon les sources, il protège ses mystères, cultive nos doutes : les sources sont incertaines, que ce soit les sources d’un fleuve, longtemps cherchées, ou les sources d’un texte, souvent hypothétiques. On ne connaît que les fins, la perte dans l’océan, ou les suppositions des exégètes. Incertitudes d’un texte de fantômes, de nuages et de ciels, sur quoi les mots demeurent sans prise.