L’histoire est une maison hantée

L’Espagne post-franquiste s’est construite sur un pacte d’amnésie, condition posée au lendemain de la mort du dictateur pour l’abandon (par le roi, notamment) du régime franquiste, et garantie d’avenir pour tous ceux, ou presque, qui s’étaient compromis dans le régime de Franco. Beaucoup de cadavres sont alors restés dans les placards, et les disparus (emmenés « en promenade ») ont patienté avec leurs semblables dans les fosses communes. La littérature du dernier quart du XXe siècle a raconté la quête vaine de leurs traces – la légende des corps sans sépulture. Puis, au début de ce siècle, une « loi sur la mémoire historique » (suivie récemment d’une « loi sur la mémoire démocratique ») a (timidement) favorisé l’ouverture des fosses communes et cachées. Les fantômes en sont sortis et ils ont envahi la littérature espagnole, comme ils le font dans Carcoma de la jeune autrice castillane Layla Martínez.

Layla Martínez | Carcoma. Trad. de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Seuil, 160 p., 18,50 €

Il faut s’en réjouir. Car l’anthropologie contemporaine nous apprend que, de fantômes en maisons hantées, les croyances qu’on penserait simplement irrationnelles relèvent de raisons profondes, directement articulées aux conditions historiques, sociales, économiques et politiques, et que le « débordement » des fantômes est lié à la texture particulière d’un rapport d’étrangeté au monde commun. Que se passe-t-il alors quand on s’aperçoit, comme dans Carcoma, qu’il y a vraiment des monstres sous les lits et des cadavres dans les placards ? Et qu’une maison (fortement) hantée, où débordent les fantômes, signe la condition d’être de celles qui ont souffert, génération après génération, toutes les violences, et laissé mûrir en elles la rage d’une revanche ? Layla Martínez choisit, inspirée dit-elle par sa propre histoire familiale, de répondre à ces questions douloureuses par le monologue alterné d’une grand-mère et de sa petite-fille, toutes deux familières des « ombres », toutes deux rongées – comme la maison qu’elles hantent et qui les hante en les retenant à la vie à la mort – par la haine des « vaincues », à la façon dont la carcoma (la vrillette) figure le cancer d’une condition de pauvreté et de perdition ; mais elle les imagine aussi capables de faire, de ces ombres réfugiées en leur sein, les instruments d’une vengeance de classe, de genre et d’histoire – dont on laissera au lecteur le soin de découvrir, page après page, les ressorts.

Layla Martínez, Carcoma
Ruines du camp de concentration franquiste de Castuera (Badajoz, Espagne) © CC BY-SA 4.0/Egavilan/WikiCommons

Ce que rappelle donc indirectement ce roman, c’est que, pour s’être fondée sur l’humiliation infligée par la disparition tranquille, il y a presque cinquante ans, du dictateur dans son lit d’hôpital et non sur un mythe révolutionnaire, l’Espagne post-franquiste n’a cessé d’être hantée par les fantômes de son histoire ; et c’est là une chance paradoxale pour la littérature, particulièrement pour celle qui, aujourd’hui, utilise volontiers les ressources des « genres » du fantastique, du thriller ou du récit d’horreur pour explorer les profondeurs secrètes et terribles de la réalité, dans le sillage d’autrices comme l’Autrichienne Raphaela Edelbauer ou les Argentines Samantha Schweblin et Mariana Enríquez – laquelle lit Layla Martínez « comme si les sorcières lui avaient dicté ce cauchemar lucide et terrifiant » (quatrième de couverture). Carcoma suit ce chemin jusqu’à laisser progressivement grossir (au risque d’affaiblir son propos) la tentation paradoxale d’une forme de réalisme social ancestral, comme un hommage supplémentaire à la génération des grands-parents.

Or, à ce Walking Dead du passé politique s’ajoute la conscience, aiguë et tout à fait actuelle, des violences sexistes et d’une culture du viol dont la récente affaire de « la meute » (la manada) n’a fait que rendre plus évidente l’imprégnation, en Espagne comme partout ailleurs. Carcoma y répond, tout en puissance d’adresse, en clarté de narration, et aussi en maîtrise de ses figures. Car, à bien regarder sous les lits du récit, on s’aperçoit que tout est métonymie dans ce roman, du grincement de porte d’une simple armoire aux meurtres dissimulés de la guerre civile et au féminicide sans jugement (celui de la mère éternellement adolescente, qui ne cesse de frapper à la porte de la maison). Cela crée, à la lecture, une forme de malaise qui déplace sans cesse la signification et évite au roman de recourir finalement à la solution de facilité de l’univocité. Quant aux métaphores, elles sont systématiquement littéralisées. Car la métaphore est un luxe de riche, dont se passent volontiers les deux narratrices et, partant, l’autrice elle-même.