Avec cette double et opportune réédition, chacune dans son registre propre, la maison Corti conforte son rôle de gardien du temple romantique. Mary Shelley et Edward John Trelawny éclairent de façon contrastée, mais finalement complémentaire, deux des figures les plus profondément ancrées dans l’imaginaire collectif européen : Shelley et Byron. Un versant fictif y côtoie un autre à valeur de témoignage personnel, assumant l’un et l’autre une totale subjectivité.
Avec « L’endeuillée », premier récit du court recueil éponyme rédigé entre 1829 et 1839, le ton est donné, mélancolique et sombre à souhait. On jurerait que Mary Shelley s’y met en scène et en abyme, dans la position de la veuve consacrant sa vie d’après la mort de son époux à perpétuer sa mémoire. À ceci près que le titre anglais, The Mourner, s’appliquerait tout aussi bien au personnage masculin du récit, Horace Neville, triste ermite portant le deuil sans fin de l’aimée, Ellen Burnet. Ce que le titre français retenu éclipse, mais c’est inévitable, n’est autre que la réversibilité de l’amour et l’inclusivité du « discours amoureux » dont le romantisme est porteur. Le deuil se vit et s’écrit au féminin, « dans les limites de ma propre ruine », Mary Shelley peut en témoigner, mais aussi au masculin, symptôme d’un décloisonnement des genres et d’une généralisation du sensible et des larmes. Werther et Mary, en somme.
Reprenant tous les procédés de la narration enchâssée et des interpolations, selon la grande tradition du dix-huitième siècle anglais, la narration fait retentir les accents nouveaux d’un dix-neuvième siècle pré-victorien, séduit par les tribulations d’une grande souffrance se muant en douce tristesse. « Le mortel immortel », lui, perpétue la croyance en l’alchimie, tout en laissant transparaître, en filigrane, les convictions néo-platoniciennes d’un certain P. B. Shelley : « je libèrerai, par la dispersion et la destruction des atomes qui composent mon organisme, la vie qui y est emprisonnée et qui l’empêche si cruellement de s’élever de cette triste Terre vers une sphère plus en accord avec son essence immortelle ». Mais c’est avec « Le rêve » que Mary Shelley est à son meilleur, confirmant, s’il en était encore besoin, son statut d’écrivain à part entière, faisant œuvre de création personnelle. Situé à l’époque des guerres de Religion en France, la conduite du récit y jette une lumière freudienne avant l’heure sur les « secrets » du rêve devenant réalité. Et si happy end il y a, à l’image d’un merveilleux poème de John Keats, « The Eve of St Agnes », c’est pour mieux montrer qu’en se couchant au propre comme au figuré sur la couche périlleuse de sainte Catherine, les amants triomphent de la mort.
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Trelawny, Le dernier jour de shellery et Byron"
Mary Shelley, on n’en sera pas surpris, est la grande absente, avec quelques autres, surtout des femmes, de la chronique tenue par le bouillonnant Edward John Trelawny. Baroudeur dans la grande tradition anglaise, celle d’un Richard Francis Burton, il est toujours à l’affut d’un gros « coup ». Chasseur passionné, il embarque pour l’Italie avec cargaison et chiens. Il ne fait pas mystère de ses intentions premières : faire la chasse aux célébrités du moment, traquer les monstres sacrés, tel le paparezzo avant l’heure qu’il est. Chemin faisant, la rencontre avec les deux géants dissemblables au possible qu’étaient Shelley et Byron va infléchir le fil de sa vie, en même temps qu’il confèrera de l’épaisseur, de l’émotion et du style à son propos, par ailleurs livré, de son propre aveu, « dans le plus admirable désordre ».
De son témoignage placé très tôt sous le signe du chavirage, forcément prémonitoire, on retient le parallèle établi entre Shelley et Byron, systématiquement aux dépens du second. Autant Byron apparaît cynique, bouffi d’orgueil et de vanité, mesquin, superficiel, car essentiellement mû par le désir de « rester en permanence sous les yeux du public », autant Shelley est décrit comme intellectuel, sublime, profond et désintéressé. Prévenu, Trelawny délaisse du reste progressivement Byron et son Pistol Club à Pise, au profit du seul Shelley, qui « va et vient comme un esprit, nul ne sait où ni quand ». Durablement marqué par sa rencontre avec l’Idéaliste au grand cœur, il inscrit son récit dans une triple tradition. Les récits de vie, ainsi John Polidori, le médecin de Byron, auteur en 1816 d’un fort indiscret Diary, ou bien encore Leigh Hunt, et son Lord Byron and Some of his Contemporaries (1828) ; les Vies parallèles, à la Plutarque ; les « derniers jours », dont Thomas De Quincey tirera un petit chef-d’œuvre de vacherie, « Les derniers jours d’Emmanuel Kant » (1854).
Trelawny n’a rien à lui envier. Érigeant une sorte de contre-Mémorial, dont il serait l’envers de ce que Las Casas fut pour Napoléon, il s’attache à déconstruire le mythe d’un Byron excellent nageur – il n’en serait rien, mais comment croire ce menteur patenté ? – , et cite prioritairement ses mots d’auteur complaisants envers lui-même: « N’êtes-vous pas surpris de me trouver tel que je [Byron] suis – un homme du monde – jamais sérieux – qui rit de tout ? ». Riant de tout, Byron plaisante donc aussi bien de son penchant prononcé pour la boisson (« je suis natif de l’île humide où il faut téter pour survivre ») que de la mort de Shelley sur son bûcher : « J’ai l’impression d’avoir le cerveau qui bout, comme Shelley sur son gril ». En retour, le « Serpent » malfaisant qu’est Trelawny l’exécute d’un trait ou d’un geste assassin. À la mort du « Pèlerin », en Grèce, il s’empresse de lever le voile dissimulant aux regards du public et de la postérité l’infirmité du prétendu grand homme.
Guère plus généreux envers William Wordsworth, autre gloire nationale, il est vrai naturellement mesquin, Trelawny assume son humour cinglant de croque-mort : les « exhumations de grands hommes » sont « le goût du moment », le public exigeant, selon lui, de voir ces « demi-dieux » dans un « déshabillé qui les montre assez laids ». Restituant, pour s’en repaître, le moindre détail « gothique » ou macabre, il avait fait de même pour l’incinération de Shelley, sur la plage où l’immortalisa le tableau de Louis Édouard Fournier (1889). Preuve que la fabrique des héros s’avère indissociable d’une forte composante sarcophage. Cela dit, la manière dont Trelawny s’acquitte des basses besognes ne manque ni de panache ni de cohérence : « J’avais oublié que, sortis de scène, les grands acteurs sont parfaitement insignifiants et que privé de son livre et de son manteau magique, le puissant Prospero n’est lui-même qu’un simple mortel. Shelley qui ne quittait jamais ni son livre ni son manteau magique vint alors nous rejoindre et il leva sa baguette ».
« Tre » achève le récit de ses exploits guerriers dans une Grèce bientôt libérée du joug ottoman, sans trop chercher, si étonnant que cela paraisse, à tirer la couverture à lui. Néanmoins, il ne se prive pas de relater comment, grièvement blessé à la mâchoire, il survécut en se forçant à manger la chair d’un sanglier qu’il avait chassé et salé. Chasseur un jour, chasseur toujours ! Serait-ce alors que tout est bon dans le « cochon » du romantisme anglais ? Au rire grinçant de Byron et de son « Chacal », on peut préférer la hauteur de vue de Shelley, « seul parmi autant de déboires », ou la subtilité de Mary, la femme qui rêve.