Deux nouvelles revues font leur apparition. En littérature, Aventures va à la rencontre de l’évènement qui fourmille dans les écritures contemporaines. La seconde, En mutation, élargit les rangs de l’écologie, et consacre son premier numéro à une activité quotidienne et centrale : la consommation de viande. On explorera également le nouveau numéro d’Agencements et ses deux dossiers sur le « prendre soin » et la constitution du « soi » à travers les archives. Enfin, les Cahiers d’études lévinassiennes abordent le nihilisme, avec une étrangeté à noter : l’absence de texte de Levinas sur le sujet.
La disparition de Philippe Sollers, au printemps 2023, a entraîné la fin de L’Infini, la collection et la revue qu’il avait créées quarante ans auparavant à la suite de Tel Quel. Le créateur et directeur d’Aventures, Yannick Haenel, était son auteur et son ami, mais cette nouvelle revue de littérature, elle aussi publiée par les éditions Gallimard, ne se veut pas la reprise, ni la transformation de L’Infini : toutes les aventures prennent fin, il fallait en vivre une nouvelle
L’époque pense qu’il serait vain de croire aux capacités de la littérature à vivre et faire vivre. Contre ses vents d’ironie, Aventures défriche les écritures contemporaines. Pour cela, la revue reprend un mot galvaudé qui lui donne son titre et en réactive la puissance, en le considérant comme un nom propre et une ligne de conduite. L’aventure, c’est d’abord ce qui arrive, ce qui advient, de manière inattendue. Elle dit un attachement existentiel à la littérature et son lien à la vie.
C’est cette force événementielle qui est au cœur des textes rassemblés dans chaque numéro, c’est aussi l’effet qu’il procure : bon nombre de textes expérimentent le langage, cherchent des voies, composent avec des contradictions. La forte place accordée à la poésie et aux poètes (Amandine André, Camille Goudeau, Christophe Manon, Laura Vasquez, Fanny Wallendorf dans le premier numéro, Muriel Pic et Denise dans le second) et la découverte de jeunes auteurs vont aussi dans le sens d’un langage qui apparaît. La revue joue aussi de l’effet de surprise en jouant avec la forme du « dossier », en particulier dans son numéro 2, qui demande à vingt-cinq auteurs ce qui ou qui les passionne. Puisque « l’usage poétique du langage est désormais une réponse politique, une éthique, une exigence nécessaire face à ce qui arrive planétairement aux énoncés », écrit Yannick Haenel en préambule, dire sa passion, plus que rejouer une partition littéraire trop connue, re-passionne le langage.
Surprise de l’aventure aussi, la découverte de deux jeunes écrivains, Rose Vidal et Julien de Kerviler, qui publieront leur premier livre (Drama Doll pour la première, Les mouvements de l’Armée rouge en 1945 pour le second) en mars dans la nouvelle collection de Gallimard, appelée… « Aventures ». Ce qui n’empêche pas de se tourner vers le passé et vers les morts : c’est aussi dans ce nouveau lieu que paraîtra un texte posthume de Jean-Louis Schefer, dont le numéro 2 donne un avant-goût.
Par nature inégale selon les réponses apportées, l’enquête menée dans le premier numéro sur leur (non-) usage des scènes de sexe fait résonner, là aussi de manière plus originale qu’attendu, les difficultés qui saisissent soixante-cinq écrivains, illustrant les débats qui traversent la société, et donc la littérature. Dans le numéro 2, le dialogue entre Yannick Haenel et la cinéaste Alice Diop autour de la figure de la poétesse et artiste noire Robin Coste Lewis est un modèle d’écoute et de partage des expériences racisées dans l’histoire. Après le printemps et l’automne, Aventures saute l’hiver. Le prochain numéro, de printemps, sera à découvrir en avril. Pierre Benetti
Cette onzième livraison de la revue Agencements. Pratiques et recherches en expérimentation apporte une réflexion sur des « nouvelles pratiques de soi » en produisant « sa propre archive », et en « prenant soin » des situations de trouble.

De prime abord, je suis frappé par la sobriété de ton, la légèreté aérée de l’écriture, mais aussi par l’invitation à s’engager dans nos expériences, à agrandir notre attention, comme une « présence à haute intensité » peut-on dire.
Dans le premier dossier, « Trace, archives et transmissions », nous circulons entre les archives LGBTQI+ de Marseille (atelier d’écriture, fanzine, autobiographie, interviews, ressources d’entraides, commentaires de manifestations) ; « l’invention de l’archive », qui rend compte d’une recherche collective sur les traces, documents, manifestations, des communautés caribéennes de Paris et de Londres, de leur circulation entre ces deux villes ; puis on entre dans une cuisine avec Mélanie Richer, on se met à table dans le sens « je vous écoute », un peu à la manière de Depardon (Profils paysans), cuisine réunion, passage, plaintes, écoutes, espace oral dense de gestes et de sous-entendus ; puis une sorte de carnet de bord de Mathilde Chénin, issu de sa thèse, de deux collectifs de travail artistique qui se racontent, se dessinent pour arriver à faire lieu.
Dans le second dossier, tout aussi passionnant, « Composer les lieux, tenir les marges », l’expérience d’un infirmier nous est contée dans une équipe médico-sociale (un chez soi d’abord) et nous plonge dans cette rudesse de faire lien ; puis nous voilà emportés par « les gestes qui soignent », des mouvements en interaction, se toucher, s’assoir, écouter, regarder, porter le regard. Suivi d’une création au sein des « Grands voisins » de Paris et de « The Common House » à Londres, une riche réflexion sur comment faire avec l’inconfort et le trouble. Pour finir sur une ethnographie dans une unité d’urgence à l’hôpital de Bruxelles, un regard précis et précieux, heure par heure, dans ce haut lieu de l’incertitude.
Agencements nous comble avec ces formidables vues très innovantes. Car l’expérimentation se tient là, par une sensibilité à vif, une augmentation des présences pour faire émerger des questions sur le « soi » et le « prendre soin » d’autrui dans les situations de trouble. Jean-François Laé
Lancée par L’Obs et l’éditeur écolo Rue de l’échiquier, cette nouvelle revue semestrielle entend « débattre des métamorphoses écologiques et sociales en cours ». Le premier numéro, agréable à lire et sans publicités, fait un tour exhaustif de la production et de la consommation de viande (menus végétariens à la cantine, état de conscience des animaux, évolution de la législation sur le bien-être dans les élevages, taxes sur la viande, labels, poisson d’élevage, viande de culture, consommation d’insectes, ou encore gaspillage).
Le constat est pessimiste : on consomme toujours plus de viande sur la planète, et cette viande vient de plus en plus d’élevages industriels, au risque d’aggraver la propagation des virus et le changement climatique – selon la FAO, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit à peu près autant que le transport.
Mais la revue, optimiste, est consacrée aux deux tiers à des reportages sur des acteurs qui essaient de faire évoluer notre rapport à la viande, tels ces chefs qui utilisent toutes les parties des animaux, y compris les testicules, ces bouchers soucieux d’éthique, ces éleveurs privilégiant la vente directe, cet abattoir mobile évitant aux bêtes un éprouvant passage par des sites industriels, ou encore ces entreprises qui proposent le sexage des œufs, afin d’éviter que 330 millions de poussins mâles soient broyés chaque année en Europe. Thibault Le Texier

Le numéro XX-2024 des Cahiers d’études lévinassiennes rassemble des articles autour du thème du nihilisme et rend hommage à Benny Lévy (1945-2003), leur fondateur, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition. Une chose étonne d’emblée : étant donné le titre de la revue, le lecteur s’attend à trouver au moins un article sur le thème du nihilisme chez Levinas (dont la typographie du périodique s’obstine à orthographier le nom avec un e accentué).
Au sommaire, figure un article qui prend pour objet « l’anarchisme » dans la pensée de Levinas, mais aucun spécifiquement consacré à sa vision du nihilisme. Si l’on serait en peine de trouver des lieux textuels précis dans lesquels l’auteur de Totalité et infini aurait thématisé pour elle-même la question du nihilisme, il est également vrai de dire que toute son œuvre est en réalité une tentative de s’arracher à son attraction, qu’elle soit celle du nihilisme réactif (la morale) ou positif (le renversement de toutes les valeurs), ou celle du nihilisme dans l’interprétation de Heidegger, celle de l’oubli de l’Être. Rappelons, entre autres, les lignes saisissantes de la préface à la deuxième édition de De Dieu qui vient à l’idée (Vrin, 1986) : « nous appartenons à une génération et à un siècle auxquels avait été réservée l’épreuve impitoyable d’une éthique sans secours ni promesses et […] il nous est impossible ‒ à nous les survivants ‒ de témoigner contre la sainteté, en lui cherchant des conditions ».
Le dossier de la revue commence par se demander, avec Luc Brisson, si l’Antiquité a pu connaître quelque chose comme le nihilisme. Il invite ensuite, sous la plume de Pierre Caye, à ne pas fondre Machiavel dans le nihilisme. Puis viennent des textes plus surplombants qui envisagent le nihilisme comme « destruction non seulement de l’actuel mais aussi du possible » (Gilles Hanus, le directeur des Cahiers), ou celui de Patrick Marot qui analyse les effets sur la structure littéraire même de l’effondrement de tout principe métaphysique (la fin nietzschéenne du soleil), sans oublier l’impressionnante enquête de René Lévy sur l’histoire du mot « nihilisme ». Le dossier s’achève, outre l’article sur la thématique de l’an arkhè chez Levinas déjà cité, sur deux beaux articles. Le premier revisite le nihilisme russe à la lumière de la signification dans la langue russe du mot pravda, désignant à la fois la vérité et la justice. On sait combien la littérature russe a été une source d’inspiration pour Levinas, et notamment celle mettant en scène la question du nihilisme, mais cet article pourrait servir à éclairer l’axiome de Totalité et infini : « la vérité suppose la justice ». En complément de cet article, la revue publie la traduction du Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev, qualifié de « joyau du nihilisme politique ». Le second bel article est un texte d’Ivan Segré sur Moïse résistant au « nihilisme divin », commentaire à Exode, 32, venant en contrepoint d’une lecture de Benny Lévy sur les mêmes versets.
Outre des recensions d’ouvrages consacrés à la pensée de Levinas, signalons pour finir l’hommage de Jean-Claude Milner à Benny Lévy, dans lequel il analyse la façon dont le fondateur de la revue a été amené à rompre avec l’humanisme moderne du « temps rompu », pour choisir la tradition du « temps ininterrompu », celle des « bâtisseurs du temps » (Abraham Heschel). Richard Figuier
EaN réalise cette chronique en partenariat avec Ent’revues.