Comment s’enfoncer dans la lettre

On connait la proposition de Jorge Luis Borges en ouverture de La sphère de Pascal : « Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores », une suggestion prise au sérieux par Hans Blumenberg, qui l’avait formulée lui-même en son temps et à sa manière. À la lecture de ce nouvel opus de Carlo Ginzburg, on est tenté de proposer à notre tour : peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques malentendus – ou de quelques équivoques.

Carlo Ginzburg | La lettre tue. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Verdier, 368 p., 22,50 €

Dans son avant-propos, Ginzburg lui-même offre au lecteur un autre « fil récurrent » servant de lien aux divers articles composant (selon une méthode maintenant familière) ce recueil – ce fil est donné dans le titre : La lettre tue. On ne sait pas si les écrits tuent pour de bon, mais on sait qu’ils intriguent, trompent parfois, se dérobent, se corrompent, enjolivent, sont copiés de travers et ne se laissent pas toujours déchiffrer. Voilà pourquoi Carlo Ginzburg préconise l’étonnant mais salutaire recours à une lecture littérale des textes pour les débarrasser, quand il le faut, de leurs interprétations étouffantes – et pour retrouver leur vigueur en les interprétant à nouveau, a fresco.

Lire est un exercice difficile – en devenant un truisme, cette affirmation ne doit rien perdre de sa pertinence. Ginzburg en est parfaitement conscient, d’autant plus que la lecture (des archives, mais pas seulement) est l’un des métiers de l’historien. Il rappelle, par exemple, la nécessité d’éviter, en lisant, de tomber « dans deux sortes de pièges : l’empathie et le ventriloquisme » ; et comme il en est à chercher la juste distance, cet adepte de la lecture lente invite à trouver la bonne place entre lecture de loin et de près, lecture sur la ligne et entre les lignes, ou interprétation étique et interprétation émique (le point de vue de l’observateur et de l’acteur). 

« Les voies qui conduisent à s’enfoncer dans la lettre sont nombreuses », annonce Carlo Ginzburg dès sa préface ; son recueil examine un certain nombre de ces voies de profondeur.

Au chapitre 1 (« La latitude, les esclaves, la Bible »), Ginzburg suit les traces de Jean-Pierre Purry, calviniste de Neuchâtel devenu fondateur de cité en Caroline du Sud ; il décrit comment « sa façon de lire la Bible était suffisamment souple pour lui permettre de chercher la latitude parfaite de 33 degrés aussi bien dans l’hémisphère boréal que dans l’hémisphère austral », mais aussi de quelle façon « d’autres livres lui fournirent un filtre » à travers lequel il a pu lire les Écritures. Au chapitre 4, « Nos mots et les leurs », il met en garde contre « l’ambiguïté sémantique » défiant les historiens « confrontés au fossé qui sépare la permanence des mots de leur signification changeante » ; il remarque qu’une telle ambiguïté n’épargne pas même le mot histoire.

Néanmoins, de Carlo Ginzburg : histoire secrète de la casuistique
Carlo Ginzburg © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons – cc-by-sa-3.0

Au chapitre 5, il pose l’une de ses questions « oiseuses » pourtant nécessaires : comment une note de bas de page de Karl Marx a déterminé les interprétations à venir de Giambattista Vico, « entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe ». Il évoque, page 145, une « perspective double et intriquée » : la lecture de Marx à travers Vico, venue compliquer ou compléter la lecture de Vico à travers Marx. Au chapitre 6 (« Ethnophilologie, deux études de cas »), il cite Barbara Cassin selon qui toute traduction est inadéquate et suppose ou autorise un travail infini ; il note qu’une homophonie résulte parfois d’une mauvaise translittération, aux nombreuses « implications sémantiques aussi bien qu’idéologiques et politiques ». Il montre comment le mot quechua huaca a pu être compris de travers par les premiers Espagnols.

Au chapitre 7, consacré de façon providentielle à la liberté, à sa fragilité, à la psychologie des foules (réelle ou supposée) et à son usage (rusé ou nigaud) par un tyran, il invite à se demander si Benito Mussolini a vraiment lu l’œuvre de Gustave Le Bon, et ce qu’il a bien pu en retirer, le cas échéant. Toujours adepte de la lecture pas à pas, il s’intéresse au mot Führer dans Mario et le Magicien de Thomas Mann, traduit par chef en français (André Gaillard, en 1932), et par duce en italien (Giorgio Zampa, en 1976).

Dans la deuxième partie, il cite Alain Legros selon qui, chez Montaigne, « le propos est rarement univoque » ; il perçoit dans l’« Apologie de Raymond Sebond » une « argumentation crypto-judaïque mise sous les yeux de tout le monde » et pourtant passée inaperçue : elle pourrait en infléchir la signification. Il reconnaît dans un autre chapitre qu’un « écho des commentaires de la Bible et du Talmud » a pu influencer sa propre manière de lire les textes – écho transmis par Freud, Bloch, Spitzer, Warburg et certains autres. Plus loin, il étudie comment le jésuite Mateo Ricci a appliqué en Chine le principe de l’accommodatio pour transmettre aux lecteurs chinois, « qui en ignoraient tout », un christianisme anamorphosé, « en adoptant des formes appropriées », c’est-à-dire de subtils jeux de langage. Dans un mouvement de symétrie imparfaite, les Européens ont cru découvrir la culture chinoise à travers un récit inachevé de Ricci, traduit en allemand, français ou espagnol d’après une traduction latine de l’original italien.

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« Les voies qui conduisent à s’enfoncer dans la lettre sont nombreuses » : rien ne nous précise si l’enfoncement est une noyade ou une exploration – sans doute les deux. Les voies qui conduisent au malentendu sont innombrables, Carlo Ginzburg les chasse sans en manquer une, l’œil collé à son microscope, puis il nous les expose ; mais il sait aussi nous montrer dans La lettre tue les nombreux chemins menant à une lecture plus exacte, en tout cas moins fourvoyée. Lire entre les lignes est le sujet du chapitre 2 de la seconde partie : manière de lire préconisée par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire, méthode reprise avec constance par Ginzburg, qui conseille aussi d’en faire un sujet d’étude : « qui veut déchiffrer ce qui est écrit entre les lignes doit apprendre à écrire entre les lignes ». Dans le même chapitre, il rappelle un autre enseignement, celui de l’historien Delio Cantimori à l’École normale de Pise, où Ginzburg était, en 1957, un tout jeune étudiant : une lecture patiente et progressive, qui accepte de consacrer une semaine pour lire vingt lignes d’un essai de Jacob Burckhardt, à raison de trois lignes par jour : parfait exemple de « lecture lente », pour reprendre l’expression de Nietzsche, le philologue, par ailleurs amateur des gestations éléphantesques, longues de dix-huit mois.

Au chapitre « Révélations involontaires », consacré (ça tombe à pic) au travail de Marc Bloch (comme le chapitre 4 de la première partie), Ginzburg cite Bloch pour rappeler dans quelle mesure l’historien opère à la façon d’un détective : « Le détective perspicace, s’il interroge les acteurs du drame, attend de leurs réponses moins un exposé acceptable des faits que les éléments qui lui permettront de reconstruire, par un effort personnel d’intelligence, la vérité. Aux yeux de l’historien aussi, la mieux conduite même, et la plus sincère, des dépositions a surtout valeur d’indice. » À une époque de remise en cause du travail de l’historien, quand on veut faire de la prudence scientifique la raison d’une méfiance sans remède, ou du dénigrement, la lecture détective des sources redonne de la vigueur à l’historien – elle peut même le sauver de « l’assaut des sceptiques ». (En somme, la jouvence de l’archiviste dépend de la jouvence des archives.) Une « critique raisonnée du témoignage » débute par la distinction (toujours selon Bloch) entre deux sortes de témoignages, « les uns sont intentionnels ; les autres renseignent sans l’avoir cherché, voire malgré eux » – et parfois, bien sûr, le témoignage involontaire se cache entre les lignes du témoignage délibéré, comme une encre de couleur différente sur le testament d’un lord anglais, considérée comme un indice. Fidèle à sa méthode, Carlo Ginzburg reconstitue l’histoire d’une telle lecture différentiée (« en un mot, l’antiquaire »), passant notamment par Jean Mabillon, Giambattista Vico et, deux siècles plus tard, Arnaldo Momigliano.

Carlo Ginzburg | La lettre tue.
« Paysage de ruines et d’incendies », Félix Vallotton (1915) © CC0/WikiCommons

Contre toute intuition, une autre voie de lecture salutaire est la lecture littérale, Ginzburg en trouve un bel exemple dans les commentaires de saint Augustin : elle était déjà pour lui une bonne façon de se dépouiller des lectures allégoriques figées en lieux communs, paresseux, traditionnels et trompeurs. Augustin se réjouit le jour où il comprend que rien ne l’oblige à lire les paroles des prophètes bibliques « de cet œil qui leur trouvait auparavant un air absurde », mais qu’il peut les lire d’un œil neuf, en les considérant pour ce qu’elles sont, des écrits antiques, dont il faut préserver l’irréductible étrangeté. Au moment de lire ou de relire la Bible, il importe aux yeux d’Augustin de « considérer attentivement ce qui convient aux lieux, aux temps et aux personnes, pour ne pas lancer à la légère des accusations de dépravation » : une leçon salutaire pour l’historien, une méthode à enseigner à l’ensemble des lecteurs si l’on veut en finir avec cette pauvre manie consistant à chercher chez Euripide les signes de notre modernité ou chez William Shakespeare les portraits de nos contemporains, et seulement ça (le théoricien du théâtre Jan Kott préconisait lui aussi de jouer Shakespeare « littéralement »).

Dans le présent livre comme dans l’ensemble d’une œuvre inépuisable, Carlo Ginzburg nous invite à prendre des leçons d’écriture auprès de Lorenzo Valla, à écouter Italo Calvino refuser poliment les interprétations politiques de ses textes au profit d’une lecture réaliste (quelle que soit « l’ambiguïté » de ce terme), à se souvenir avec les philosophes antiques que « la merveille, la surprise, engendrent la connaissance », à tirer profit du hasard, quitte à le reconstituer – et à prendre à nouveau conscience des vertus littéraires et méthodologiques de l’estrangement (« regard opaque sur la réalité, qui peut nous aider à rejoindre une connaissance moins superficielle »). L’estrangement est, avec l’énigme (ou la devinette), l’une des meilleures façons de ranimer des vocables usés jusqu’à la trame, ressassés au point de perdre toute signification et même, ça s’est vu, toute faculté équivoque ; Ginzburg y voit le moyen de « dépasser les apparences et parvenir à une compréhension plus profonde de la réalité ». Il lui avait consacré à la fin du siècle dernier l’un des chapitres de À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire ; il y évoquait Victor Chlovski, l’inventeur du mot, Marc Aurèle (ou un pseudo Marc Aurèle plagié au XVIe siècle par un authentique Antonio de Guevara), La Bruyère qui en a fait usage, ou bien Fedor Dostoïevski et Madame de Sévigné, tous deux habiles artistes de l’estrangement sans le savoir, si on en croit Marcel Proust, qui les admirait d’un même élan. L’un et l’autre, « au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause », nous montrent « d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe » (La prisonnière). Ils procèdent, en somme, à rebrousse-poil, pour reprendre une expression favorite de Ginzburg, « par l’autre sens », et partent des illusions et des croyances, peu à peu rectifiées. 

Très curieusement, quand il s’agit de faire l’éloge de l’estrangement ou simplement d’en décortiquer les mécanismes, Carlo Ginzburg n’évoque jamais son compatriote Carlo Emilio Gadda. Pourtant, le critique Gian Carlo Roscioni a dit de lui ce que Proust disait de Sévigné : « Plutôt que de nommer les objets et les choses, Gadda les surprend en train de se faire et témoigne de leur existence provisoire. » Et Gadda lui-même, pour qui la guerre a pu être une expérience de brutal estrangement, décrivait sa méthode avec sa clarté coutumière : « Les canonnades ne se voient pas […]. L’inconscient qui gouverne l’expression ne les nominalise donc pas encore dans le mot canonnade, mais les indique comme des objets ou des phénomènes prénominaux : jaunes, féroces, furibonds ». Pour nourrir son essai fondamental sur la question, Ginzburg avait à portée de main (et a eu sans doute à portée de voix) l’un des grands maîtres italiens de l’estrangement.

Remarquer l’absence de Carlo Emilio Gadda dans l’œuvre de Carlo Ginzburg, la relever comme un indice, étudier ce manque au microscope comme s’il était une empreinte digitale parfaitement circulaire, puis suivre une piste de silence et de non-dits, c’est là un travail d’historien-détective que seul Carlo Ginzburg serait capable de faire. Il en tirerait, comme à son habitude, plusieurs pages d’hypothèses originales et stimulantes.