Même s’il y a eu les romans de la Terre creuse et Vingt mille lieues sous les mers, la science-fiction a beaucoup plus regardé vers les étoiles que vers les abysses. Aujourd’hui où les voyages spatiaux apparaissent de plus en plus comme un opium détournant de la nécessaire remise en cause de notre modèle de société, quatre romans récents se glissent dans les mers. Interrogeant notre rapport aux animaux et à la violence, les océans deviennent le lieu d’une relation au monde assouplie. Quant au Grand Quand d’Alan Moore, un univers caché y représente aussi une alternative désirable au monde matériel.
Après les formidables nouvelles turco-uchroniques de Protectorats, le premier roman de Ray Nayler, La montagne dans la mer, se déroule entre un café d’Astrakhan patiné par le temps – Ray Nayler adore imaginer des « cafés parfaits, où on aimerait être » –, le Bosphore, le Pacifique et l’île vietnamienne de Côn Ðao, cœur de l’action. La docteure Ha, biologiste, est engagée par une multinationale pour déterminer si l’île abrite des pieuvres intelligentes. Parallèlement, Rustem, hacker, essaie de pirater l’androïde Evrim, collègue de Ha sur Côn Ðao. Une troisième ligne narrative s’attache à Eiko, jeune Japonais travailleur esclave sur un navire de pêche dirigé par une IA. Comme dans Protectorats, Ray Nayler excelle à installer une ambiance mélancolique et, pourrait-on dire, futuro-nostalgique autour de personnages solitaires aux prises avec des dilemmes moraux et des forces économiques ou politiques bien parties pour les broyer.
S’il reprend certains thèmes traditionnels du cyberpunk, La montagne dans la mer devient original en racontant un premier contact où les extraterrestres sont remplacés par des poulpes. Les rapports avec ceux-ci sont aussi fragiles, tendus, progressifs et merveilleux qu’avec une race d’aliens. Leur mode de communication fait penser à celui des extraterrestres dans Premier contact de Denis Villeneuve, adapté de la nouvelle « L’histoire de ta vie » de Ted Chiang. En imaginant le langage spécifique d’êtres différents, Ray Nayler crée un vrai sense of wonder par la description de ses pieuvres, dont le développement culturel paraît hautement vraisemblable dès lors qu’il imagine qu’elles vivent plus de deux ans et qu’elles sont élevées par leurs parents.
Comme dans les autres romans qui les ont choisies, l’attention portée aux créatures maritimes pousse à envisager d’autres relations au monde : « La pieuvre est en soi une possibilité protéiforme. Il n’y a pas de frontière nette entre le corps et l’esprit chez un être dont la forme ne comporte aucune partie rigide » et qui possède « plus de neurones dans ses tentacules que dans son cerveau ». Ces particularités permettent d’imaginer des systèmes bidirectionnels, sans contrôle direct d’un centre sur des périphéries subordonnées. Comme Leigh, l’héroïne d’Ascension, Ha ne se sent vraiment bien que dans l’élément liquide, qui apaise aussi Ménippe Zahlée, personnage de L’invention de la mer. Comme Karin Resaint, la protagoniste de Poisson poison, également spécialiste de l’intelligence animale payée par une multinationale, Ha se sent coupable de ne pouvoir protéger ceux qu’elle étudie. À l’instar de Leigh, Karin et Ménippe, c’est une solitaire qui arrive à former communauté avec d’autres solitaires. Comme si la mer, liquide et enveloppante, avait la capacité de soigner les mutilations affectives.
Poisson poison de Ned Beauman partage avec La montagne dans la mer la dénonciation du capitalisme destructeur, l’étude d’une espèce intelligente (un poisson venimeux fictif), l’éclatement entre plusieurs décors. Mais les tons diffèrent : Poisson poison est très drôle, surtout grâce au personnage de Halyard, cadre gourmet et banalement malhonnête d’une entreprise qui exploite « le business de l’extinction ». Le croisement de sa malhonnêteté avec une crise internationale va obliger Halyard à se dépasser. Ned Beauman fait la satire d’un capitalisme par essence enclin à tirer profit de tout, y compris de l’extinction des espèces qu’il provoque. Dans un périple picaresque autour de la Baltique, Halyard et Resaint passent par un camp de « travailleurs invités » du « Royaume-Ermite » – le Royaume-Uni devenu isolationniste, paranoïaque et pauvre –, en Finlande, une réserve animalière démunie en Estonie, et une ville flottante libertarienne. À chaque étape, Beauman déploie un humour pince-sans-rire et absurde autant que des idées fines et inventives, l’un et les autres naissant presque logiquement de contraintes économiques et financières. Comme chez Ray Nayler et Laure Limongi, on en apprend beaucoup sur certaines espèces animales, guêpes parasitoïdes ou bébés loutres. Malgré une écriture simplement efficace et une fin en queue de merlan, Poisson poison est une satire si percutante de notre rapport à l’environnement qu’on en a des sueurs glacées.
Avec L’invention de la mer, Laure Limongi nous projette dans un avenir où, pour lutter contre la prolifération des épidémies, la génétique hybride l’humain avec l’animal. Des « chimères » naissent, mi-homme mi-bête. L’autrice postule que de nouvelles sensibilités produisent une nouvelle littérature. L’invention de la mer donne donc à lire un récit écrit par une chimère cachalot, un roman et des « poésies olfactives » créés par un chimère crabe, le tout préfacé, commenté et traduit pour nous, « obsohumains » du passé, par une chimère poulpe. Si le récit décrivant la vie des clans cétacés manque un peu de l’étrangeté qu’on pourrait attendre d’une écrivaine chimérique, les parties de commentaire sont passionnantes. Et le « roman » autobiographique, rapportant comment, en passant de la guerre à une sorte de catch dansé, Ménippe Zahlé troque progressivement sa brutalité crustacée contre l’apaisement, est très réussi. En tentant le pari audacieux de représenter l’hybridation dans le langage, Laure Limongi esquisse un rapport au monde prometteur qui, comme dans les autres romans cités, adopte la fluidité de l’eau.
Peter Watts avec son noir et radical Starfish en 1999 avait été le précurseur des romans de SF sous-marine actuels. Il y plongeait l’inoubliable Lenie Clarke au fond du Pacifique pour y travailler sur la dorsale Juan de Fuca.
Ascension de Martin MacInnes commence également dans la mer, mais s’en éloigne ensuite. Pour Leigh, soumise aux furies de son père violent et déçue par le retrait de sa mère mathématicienne, l’eau est le lieu d’une épiphanie, la preuve qu’elle est reliée au monde. Il est parfois difficile de saisir le rapport entre les différents éléments de ce roman extrêmement ambitieux, mais une clé apparaît avec le travail de Geert pour le Waterschapen, organisme chargé de gérer les digues qui garantissent l’existence des Pays-Bas. Or, Geert étant soumis à des incohérences climatiques de plus en plus grandes, ses réactions peuvent être vues comme des échos de cette imprévisibilité. Tout au long du livre, les relations familiales de Leigh sont mises en parallèle avec son travail, l’étude du vivant, en particulier des algues. Ainsi, la question de l’apparition de la vie est interrogée par la parentalité comme par l’énigme de ses débuts sur Terre.
Leigh accompagne une mission scientifique lancée à la découverte d’une nouvelle cheminée hydrothermale près de l’île d’Ascension, au milieu de l’Atlantique. Dans ces cheminées, on trouve des archées supposées être à l’origine de la vie. Plongeant là, Leigh et ses compagnons sont pris d’une étrange fièvre tandis que leur sous-marin, explorant les grands fonds, « hallucine » des mesures aberrantes. Plus tard, on observe un étrange corps céleste, avant que Leigh ne soit recrutée pour cultiver des algues à même de nourrir des astronautes, puis pour faire partie du voyage spatial lui-même.
De nombreux points restent mystérieux dans Ascension, à l’image de la vie, définie par Leigh comme « riche et étrange », mais le souffle, la tension vers l’inconnu emportent le lecteur et en font un point de passage entre la science-fiction du XXe siècle, largement spatiale, cosmique, épique, et une SF plus contemporaine, occupée par le rapport de l’humain au vivant terrestre, dont la part la plus étrange reste sous la surface des mers.
Le Grand Quand d’Alan Moore, roman de fantasy urbaine, n’a en apparence pas grand-chose à voir avec les livres précédents. Pourtant, on y trouve aussi l’idée que la société réelle, raisonnable (Leigh affirmait ne pas l’être), des contraintes (au sens d’oppression ?) économiques, est bien moins intéressante et vraie qu’une autre, invisible au premier coup d’œil.
Dans le Londres de l’après-guerre, l’orphelin Dennis Knuckleyard, maladroit et pusillanime, travaille dans la librairie d’occasion de la coriace Ada Crevarde. À dix-huit ans, il essaie de se trouver un chemin dans la vie : Le Grand Quand sera un roman initiatique. Après La voix du feu et Jérusalem, consacrés à Northampton, sa ville natale, Moore déploie une fois de plus son génie des lieux. Les parcours de Dennis, livraisons, errances ou fuites, mènent à un arpentage très précis de Londres, dans l’ambiance singulière d’une ville délabrée, ruinée par les bombardements, au sein d’une Angleterre endettée, « dans l’illusion que nous sommes encore une nation qui compte ». Il faut être Alan Moore pour arriver à faire sentir le mal-logement grâce à la description d’une minuscule cave habitée par un peintre-sorcier. Il faut aussi être Alan Moore pour imaginer que ce recoin insalubre ouvre sur « un monde plus substantiel », aux sensations et couleurs trop fortes pour le jeune Dennis, le Londres des imaginaires, débordant de merveilles et d’horreurs ; « Cet autre Londres, c’est le joueur d’orgue de Barbarie, et notre Londres, c’est juste ce pauvre singe ». Cette autre ville est si intense que, lorsque sa substance déborde dans le « Londres court », elle le met en danger. Ainsi, Dennis est bien ennuyé de se voir refiler un ouvrage tiré d’une nouvelle d’Arthur Machen, livre en principe fictif mais redoutablement malveillant.
Même si Le Grand Quand n’atteint pas à l’ardeur euphorique de Jérusalem, on y éprouve le plaisir de croiser Cromwell et Jack l’éventreur, vivifiés par le talent de Moore pour revisiter les personnages historiques ou iconiques, et le plaisir de découvrir ses propres créations, Grace Schilling, prostituée lectrice, ou le prince Monolulu, pronostiqueur hippique. On y rêve devant les fables incarnées que sont « les Arcanes majeurs », Sarrasin Inféré, Cavalière des Cimetières ou Géante des Émeutes. Et comme une sombre lucidité caractérise aussi Alan Moore, l’aventure de Dennis ne se termine pas exactement en happy end. S’il est devenu malgré tout plus serein, le dernier chapitre, court et énigmatique, installe une inquiétude abrupte qui se résout en plaisir anticipé quand on se rappelle que neuf autres volumes sont prévus.
La vraie vie est ailleurs, dans les océans ou les imaginaires. Plongez-y.